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1836 - La soule dans le Morbihan.

dimanche 15 janvier 2017 par Jean-Luc

§ III. - La soule dans le Morbihan. - Histoire de François le souleur.

LES DERNIERS BRETONS - par Emile Souvestre - première édition 1836

1re partie : LA BRETAGNE ET LES BRETONS - Chapitre IV. « Le pays de Vannes. »

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« Les derniers Bretons »
Emile Souvestre
Ed. de 1858.

D’abord il est essentiel d’expliquer a ceux qui ne connaissent pas notre pays et ses usages ce que c’est que la soule.
On donne ce nom à un énorme ballon de cuir rempli de son que l’on jette en l’air, et que se disputent ensuite les joueurs, partagés en deux camps opposés. La victoire reste au parti qui a pu s’emparer de la soule et la porter sur une autre commune que celle ou le jeu a commencé.
Cet exercice est un dernier vestige du culte que les Celtes rendaient au soleil. Ce ballon, par sa forme sphérique, représentait l’astre du jour ; on le jetait en l’air, comme pour le faire toucher à cet astre, et lorsqu’il retombait, on se le disputait ainsi qu’un objet sacré. Le nom même de soule vient du celtique heaul (soleil), dans lequel l’aspiration initiale a été changé en s, comme dans tous les mots étrangers adoptés par les Romains [1], ce qui a donné seaul ou soul.

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Soule
Une des très rares soules
connues en France
(musée de Normandie).

Maintenant le jeu de la soule n’est plus en usage qu’au pays de Vannes. C’est là seulement qu’on le retrouve encore dans toute sa brutalité primitive. Une soule, dans le Morbihan, n’est pas un amusement ordinaire ; c’est un jeu chaud et dramatique, où l’on se bat et ou l’on s’étrangle ; un jeu qui permet de tuer un ennemi, sans renoncer à ses pâques, pourvu que l’on prenne soin de le frapper comme par mégarde et d’un coup de malheur. Aussi Dieu sait quelle fête pour le pays ! C’est un jour d’indulgence plénière accordée à l’assassinat. Et quel est celui qui n’a pas quelqu’un à tuer, comme me disait un jour un des souleurs les plus renommés. D’ailleurs, à défaut d’inimitiés privées, l’hostilité des paroisses suffit, car ce sont toujours deux communes voisines et rivales qui se disputent la soule. Souvent aussi une ville entre en lice contre une population rurale, et alors le combat s’envenime de toute la haine du paysan contre le bourgeois ; alors ce n’est plus seulement la lutte de partis rivaux, c’est un duel de croyances, une bataille de chouans et de bleus, livrée avec les poings et les ongles. Non pas pourtant que cette vieille inimitié soit le résultat d’opinions politiques ; de tout temps, celles-ci ne furent qu’un prétexte ; mais elle tient à ce que le paysan, demeuré serf, a vu le bourgeois, serf comme lui, conquérir richesse et liberté : c’est la jalousie d’un frère cadet, resté dans la misère, contre son aîné devenu grand seigneur. L’insurrection des campagnes en 1793 et en 1815 fut moins, au fond, un élan politique ou religieux que le résultat d’une colère amassée depuis longtemps contre les privilèges des villes. Les chouans étaient des révolutionnaires à leur manière ; ils auraient voulu aussi imposer à tous le grand chapeau et l’habit de toile, et ce but, ils tâchèrent de l’atteindre, comme les terroristes, par le pillage et le meurtre. Lorsque, pendant les Cent-Jours, douze mille paysans entourèrent Pontivy, ils étaient suivis de leurs femmes, portant des sacs dans lesquels elles devaient enlever le butin, après la prise de la ville. L’une d’elles en portait deux, un sur chaque épaule ; on lui demanda ce qu’elle en voulait faire.
— Celui-ci, dit-elle en montrant le plus petit, est pour mettre l’argent que je trouverai ; et celui-là pour emporter des têtes de messieurs !
Toute l’histoire de la chouannerie est dans ce mot.

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Début d’une partie de soule en Bretagne au XVIIIe siècle
Gravure tirée d’Alexandre Bouët et Olivier Perrin,
« Breiz-Izel ou Vie des Bretons de l’Armorique »,
Paris, 1844, t.III, p.17

Du reste, rien ne peut mieux prouver ce que nous avançons que le spectacle d’une soule. C’est réellement une lutte entre la ville et la campagne ; lutte à laquelle prennent part les hommes de toutes les conditions. Ce jour-là on voit les jeunes gens aux habitudes les plus élégantes, les pères de famille les plus paisibles, se réunir aux ouvriers pour gagner la soule contre les paysans, et faire le coup de poing comme des milords anglais. Quiconque se sent le bras assez ferme et la chair assez dure aux coups, va se jeter dans la mêlée. C’est une sorte de prise d’armes d’une garde nationale volontaire, tant chacun sent instinctivement qu’il y a une question vitale au fond de ce jeu prétendu, et que la campagne, en essayant ses poings contre la ville, ne veut autre chose que tâter ses forces et préluder à la révolte.
Lorsque le jour et le lieu d’une soule ont été désignés, vous voyez accourir de tous côtés les vieillards, les femmes et les enfants, avides d’un pareil spectacle. Cette foule est l’avant-garde obligée des combattants. Ceux-ci arrivent ensuite par bandes nombreuses, la plupart revêtus d’habits serrés avec soin, afin de ne pas donner prise à l’adversaire, et ayant, en outre, autour des reins, une courroie bouclée afin d’être plus agiles à la course. L’allure des paysans est généralement précautionneuse et lente ; celle des bourgeois, vive, bruyante, hardie. Une fois tous les souleurs réunis, les conditions du jeu sont proclamées à haute voix ; le prix qui doit être déféré au vainqueur est indiqué ; ensuite les deux partis se retirent à une égale distance d’un certain point où la soule est lancée, et la lutte commence.

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Mob football
Gravure présentant le « mob football »
(football de masse),
un sous-genre du football médiéval
en Angleterre.

Elle n’a lieu d’abord qu’entre les plus faibles souleurs. Les forts se tiennent à l’écart ! Ils regardent, les bras croisés, jetant aux combattants leurs encouragements ou leurs huées ; mais ils ne prennent parti dans la mêlée qu’en appuyant de temps en temps leurs mains rigoureuses sur quelque groupe de lutteurs entremêlés, pour les envoyer à dix pas, rouler l’un sur l’autre dans la poussière. Cependant, peu à peu, ces préludes les agitent ; la soule, prise et reprise, est déjà loin du lieu où elle a été lancée ; les bornes de la commune sont proches ; tous sentent qu’il est temps d’intervenir. Le plus impatient s’élance ; un premier coup est donné, et aussitôt un cri s’élève ; tous se mêlent, se poussent, se frappent ; on n’entend plus que plaintes, imprécations, menaces, bruit mat et sourd des poings qui meurtrissent les chairs ! Bientôt le sang coule, et à cette vue une sorte d’ivresse frénétique s’empare des souleurs ; un instinct de bête fauve semble se réveiller au cœur de ces hommes ; la soif du meurtre les saisit à la gorge, les pousse et les aveugle ; ils se confondent, se pressent, se tordent l’un sur l’autre ; en un instant, les combattants ne forment plus qu’un seul bloc animé, au-dessus duquel on voit des bras se relever et retomber sans cesse, comme les marteaux d’une papeterie. De loin en loin, des figures pâles ou bronzées se montrent, disparaissent, puis se relèvent sanglantes et marbrées de coups. A mesure que cette étrange masse s’agite, on la voit fondre et diminuer, parce que les plus faibles tombent, et que la lutte continue sur leurs corps. Enfin, les derniers combattants des deux côtés restent face à face, demi-morts de fatigue et de souffrance. C’est alors à celui qui a conservé quelque vigueur de s’échapper avec la soule. Faiblement poursuivi par des rivaux exténués, il a bientôt atteint la limite de la commune voisine et obtenu ainsi le prix tant disputé. Cependant cette dernière fuite n’est pas toujours sans danger ; la ténacité haineuse d’un ennemi peut la rendre funeste, comme l’éprouva François de Pontivy, vulgairement appelé le souleur.

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La soule, en Basse Normandie
D’après un croquis
de M. J. L. de Condé.

François avait acquis une immense réputation dans ces jeux, et il s’était rendu redoutable aux paysans de toutes les communes voisines. Il avait chez lui, suspendues et rangées devant sa cheminée , toutes les soules qu’il avait gagnées, et il les montrait avec le même orgueil qu’un Mohican eût mis à faire voir les chevelures de ses ennemis attachées autour de son wigwam. Bien que l’âge eût diminué la vigueur de François, il suspendait chaque année quelque nouveau trophée à son foyer.
Un seul homme avait longtemps disputé la supériorité à ce grand souleur. C’était un paysan de Kergrist, nommé Ivon Marker. Mais François lui avait enfoncé une côte à une soule qui eut lieu à Neuliac, en 1810, et Yvon en était mort. Son fils, Pierre Marker, avait succédé aux prétentions de son père sans être plus heureux ; François lui avait crevé un oeil à la soule de Cleguerec, et cassé deux dents à celle de Séglien. Depuis ce temps, Pierre avait juré de se venger.
Une soule eut lieu à Stival, et les deux antagonistes s’y rendirent. Tout se passa d’abord comme d’ordinaire. François remarqua seulement avec surprise que Pierre évitait de l’approcher pendant la mêlée. Il l’avait vainement appelé en lui disant :
— Viens ici, chouan, que je te prenne ton autre œil.
Le paysan n’avait point répondu et était demeuré à l’écart. Une seule fois, vers la fin de la journée, François ayant été renversé avait senti, au même instant, deux sabots ferrés qui lui écrasaient le ventre, et il avait aperçu l’œil sans prunelle de Pierre qui roulait sur lui d’une manière terrible ; mais, grâce à ses efforts et à ceux de ses ami, il s’était bientôt relevé.

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La soule en Basse Normandie
« L’Illustration »
28 février 1852

Cependant la nuit commençait à tomber ; la plupart des souleurs, accablés de fatigue, se retiraient ; quelques-uns des plus acharnés se disputaient seuls encore le prix. François profita de cet instant pour s’emparer de la soule et fuir à travers la campagne.
On le poursuivit, mais il gagna du terrain et perdit bientôt de vue les paysans. Leurs cris lui parvinrent encore pendant quelques minutes à travers la brume du soir, puis ils changèrent de direction, s’éloignèrent et se perdirent. Chacun regardait la soule comme gagnée et se retirait. Le Pontivien s’arrêta un instant pour reprendre haleine, car tout son corps était brisé et douloureux. Jamais soule n’avait été disputée avec autant de persévérance. Après avoir tâché de ralentir les battements de sa poitrine en s’étendant sur la terre froide, François se releva et recommença à courir vers un ruisseau qui séparait la commune de Stival de celle de Pontivy. Déjà il voyait les saules qui le bordaient ; son cœur battait plus joyeux ; lorsqu’il entendit derrière lui le bruit mou et particulier que font les pas d’un homme qui court les pieds nus ; il se retourna et aperçut, dans l’obscurité du chemin creux, une ombre qui s’avançait rapidement. Alors le vieux souleur eut peur, car il se sentait trop faible pour se défendre, et il était trop loin pour espérer du secours des siens. Il se décida à fuir. Rappelant tout ce qui restait de force dans ses membres engourdis, il prit sa course vers le ruisseau ; mais le bruit des pas qui le poursuivaient devenait toujours plus voisin ; François entendait déjà l’haleine retentissante de son adversaire ! Il fait un dernier effort, il touche aux saules, son pied est déjà dans l’eau... Tout-à-coup un cri part derrière lui ; un cri qu’il reconnaît !... François veut traverser d’un bond le court espace qui lui reste à franchir ; mais, roidi par la fatigue, il retombe lourdement sur les pierres aiguës qui forment le lit de la rivière. Au même instant, un genou s’appuie sur sa poitrine, et la figure de Pierre s’approche de la sienne avec son œil borgne et sa bouche sans dents, qui sourit d’une manière terrible ! Par un mouvement instinctif, François étend la main vers la rive gauche, car cette rive est la commune de Pontivy, et s’il la touche il est sauvé ; mais le paysan a saisi cette main de son poignet de fer :

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Le combat de la Soule
Gravure tirée d’Alexandre Bouët et Olivier Perrin,
« Breiz-Izel ou Vie des Bretons de l’Armorique »,
Paris, 1844, t.III, p.21


— Tu es en Stival, bourgeois, dit-il ; j’ai droit sur toi
— Laisse-moi, chouan, crie l’ouvrier.
— Donne-moi la soule.
— La voilà. Lâche-moi à présent.
— Tu me dois encore quelque chose, bourgeois.
— Quoi donc ?
— Ton œil ! hurla Pierre, ton œil ! Et pendant qu’il criait ces mots, son poing fermé s’abattait sur l’œil gauche de François et le faisait jaillir de son orbite.
— Laisse moi, assassin ! criait celui-ci.
— Tu me dois encore tes dents, bourgeois.
Et les dents du Pontivien tombaient brisées dans sa gorge.
Alors un délire furieux s’empara du paysan. Tenant sous son bras gauche la tête de François, il se mit à lui marteler le crâne avec son sabot qu’il tenait de la main droite. Cela dura sans doute longtemps, car le lendemain on trouva près du ruisseau François qui ne donnait aucun signe d’existence.
Telle était cependant la force du vieux souleur, qu’il revint à la vie ; mais il fallut le trépaner, et depuis ce jour il resta borgne et idiot.
Pierre, traduit en cour d’assises, ne répondit rien à toutes les questions du président, sinon que François était en Stival lorsqu’il l’avait rencontré, et que c’était comme ça qu’on jouait à la soule.
Il fut acquitté, mais les soules furent défendues.

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Arrêté d’interdiction de la Soule - Morbihan - 1857

L’Illustration du 28 février 1852.

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1852-02-28 - L’Illustration

L’Illustration ne saurait répéter trop souvent l’appel qu’elle a fait aux artistes et aux écrivains des départements, touchant les vieux usages provinciaux dont les souvenirs méritent d’être consacrés dans son recueil. Ces souvenirs vont s’effaçant de plus en plus sous l’action des circonstances générales qui tendent à uniformiser les mœurs du pays. Parmi ces coutumes populaires, il en est dont l’abolition paraîtra sans doute assez peu regrettable, à commencer par ce jeu de la soule, que l’autorité vient de supprimer par mesure d’ordre et de sûreté publique dans l’arrondissement de Domfront. Ce jeu, d’institution gauloise, et dont l’antique signification échappe aux érudits, n’était plus pour les paysans de la Basse-Normandie, s’il faut en croire le Constitutionnel, qu’une occasion de querelles et qu’un prétexte à toutes sortes de dévastations. Néanmoins la soule, désormais proscrite, a eu longtemps force de loi, l’autorité elle-même la protégeait de son écharpe dans les fêtes publiques ; cela a suffi pour que nous admettions son image dans notre musée comme une relique du temps passé.
C’est le mardi-gras surtout que dans plusieurs communes du nord (Bretagne et Normandie) les paysans se disputent la soule (grosse balle en cuir, remplie de son). Ordinairement ils se divisent en deux parties pour se l’arracher ; le jouet, orné de rubans aux couleurs tranchantes, est lancé par le maire lui-même aux deux armées rivales qui se ruent et tourbillonnent l’une sur l’autre, franchissant les haies, rochers et rivières. La victoire est acquise à celui qui, malgré les efforts de l’ennemi, a réussi à faire entrer la soule dans une maison désignée d’avance. Presque toujours cet honneur devient fâcheux pour le propriétaire, dont les provisions et surtout la cave sont largement mises à contribution par les souleurs.
Autrefois la fête ne se passait guère sans mort d’homme ; maintenant on en est quitte pour des contusions, foulures, fractures, etc. - L’arrêté qui supprime la soule aura donc frappé l’institution dans sa décadence.
Philippe BUSONI.


De quelques jeux populaires dans l’ancienne France

par Siméon Luce de l’Académie Française - 22 nov. 1889.
Voir sur Gallica.
[extrait]
[...]
La soule, du latin solea, sandale, la « choule », si l’on adopte la prononciation normande et picarde, est un jeu qui consiste à se disputer un ballon ou une énorme balle, soit en la poussant du pied, soit en la lançant à l’aide d’une crosse. Ce genre de lutte constituait, au moyen âge, le plus populaire des jeux de force ou d’exercice, comme les dés étaient le plus usuel des jeux de hasard. La soule avait de vieille date de trop profondes racines dans presque toutes les parties du royaume, particulièrement dans les campagnes, pour que l’ordonnance de Charles V pût la détruire. Au XIVe siècle, ce jeu, qui se ressentait de la rudesse des mœurs, n’allait guère sans plaie ou bosse, et ceux qui s’y livraient devaient s’estimer heureux s’ils n’avaient ni un œil crevé, ni un bras rompu, ni une jambe cassée. C’est qu’en réalité, dans beaucoup d’endroits, la soule perpétuait, sous la forme d’un amusement violent, ici des haines de race et des luttes locales séculaires, là des rivalités inspirées par la différence d’âge et de situation sociale.
On sera frappé de cette particularité que le jeu de soule n’était nulle part plus en honneur qu’à la limite des petits pays de l’ancienne Gaule tels que le Vermandois, le Bray, le Vexin, le Meldois ou pays de Meaux, la Brie, le Gâtinais, le Beauvaisis, l’Amiénois, l’Artois, etc. Comment l’ordonnance de 1369, aurait-elle pu faire disparaître un genre de lutte qui s’était ainsi transmis de génération en génération à travers les siècles ? Aussi, cette ordonnance fut-elle plus impuissante encore, s’il est possible, contre la soule que contre les autres jeux dont il vient d’être question. Dès 1374, on soulait à Chauny, et la lettre de grâce où il est fait mention de ce jeu contient le préambule suivant : « Comme, en icelui pays de Vermandois, spécialement environ les dites villes de Chauny et de Caillouel, il soit accoutumé, de si long temps qu’il n’est mémoire du contraire, faire certaines soules de jeunes hommes et enfants, c’est à savoir des villes contre autres, esquelles soules les uns rencontrent aux autres des poings ès visages ou ès corps et si fort et si durement comme ils peuvent. » Nous apprenons par un autre acte, daté de 1380, que l’on n’avait pas cessé de se livrer à ce même exercice à Neufchâtel-en-Bray : « La soule, en la manière accoutumée, se fit en dehors d’icelle ville de Neufchâtel, et certains joueurs, en soulant, férirent par le visage à effusion de sang un prêtre, présent le dit Perceval qui leur dit : Soulez paisiblement ou vous en allez hors de la soule. » Une charte remontant aux premières années du règne de Charles VI nous fait assister à une grande partie de soule livrée entre les habitants du Vexin normand et ceux de la forêt de Lyons : « Comme, de si longtemps qu’il n’est mémoire du contraire, les gens du pays du Vexin normand et de la forêt de Lyons aient accoutumé de eux ébattre et assembler chacun an pour souler et jouer à la soule les uns contre les autres devant la porte de l’abbaye de Notre-Dame de Mortemer. » Le même caractère de lutte de pays à pays se retrouve dans les parties de soule qui se livraient encore, vers le milieu du XVe siècle, le 9 mai, entre Picards et Artésiens, près de la chapelle de Vauchelles [2], ès « mettes » ou confins du bailliage d’Amiens, « en une place où étaient assemblées deux cents personnes et plus des villages d’environ, en intention de voir la soule et ébattement qui là se devait faire, ainsi que l’on avait accoutumé de tout temps ».
Lorsque la partie de soule se jouait entre habitants de la même localité, c’était d’ordinaire entre les gens mariés et ceux qui ne l’étaient pas et l’ordonnance de Charles V ne supprima pas plus ces soules locales que celles qui peuvent être dites régionales. Ces exercices avaient lieu surtout pendant les fêtes de l’hiver, à Noël, le jour du premier janvier, à la Chandeleur, à Carême prenant ou à mardi gras et à la mi-carême. « Le jour de la Chandeleur, la justice de Meaux a accoutumé par chacun an de bailler aux gens mariés et à marier du dit lieu de Meaux une soule pour aller jouer dehors et près de la dite ville, c’est à savoir les compagnons mariés contre les compagnons à marier. » « Le mardi, jour de Carême prenant, après dîner, à Guise, en Thiérache, les compagnons de la ville allaient souler à la soule, qui de tout temps est accoutumé d’être faite à la Petite-Couture, des compagnons à marier contre les compagnons mariés. » En Bourbonnais, dans le bailliage de Cusset, le jour fixé pour cette lutte des maris contre les célibataires de chaque localité était le plus souvent la fête de Noël, et dans certains villages de ce bailliage on n’appelait pas ce jeu la soule, mais la « boule de Chalandas ». Des prix étaient décernés aux vainqueurs.

Les mêmes habitudes s’étaient conservées en Basse-Normandie pendant la seconde moitié du XVIe siècle, comme on le voit en parcourant le curieux journal d’un gentilhomme du Cotentin, Gilles Picot, sire de Gouberville [3]. Dans cette région, paroisse contre paroisse et dans chaque paroisse, mariés contre non mariés, des hommes de toute condition et de tout âge, confondus ensemble, se livraient au jeu de soule, les dimanches et jours de fête, après la messe, avec une véritable fureur. Les parties duraient souvent jusqu’à la nuit, et l’on s’y disputait la « pelotte » avec un tel acharnement, qu’il n’était pas rare qu’elle se perdît en forêt ou même fût poussée jusque dans les flots de la mer mais ni l’épaisseur des taillis, ni la nécessité de se jeter à l’eau jusqu’au cou pour la rattraper n’arrêtaient les joueurs. Voici une note prise par le sire de Gouberville au lendemain de l’une de ces grandioses parties : « Le 14 janvier 1552 au soir sur les onze heures, j’envoyai François Doisnard chez mon cousin de Brillevast et chez le capitaine du Theil, afin qu’ils nous amenassent de l’aide pour la choule de Saint-Maur le lendemain. Je lui envoyai par Jacques et Lajoie un sou pour sa peine et lui mandai qu’il me fît réponse de son message avant la messe. Le lundi 15, jour de Saint-Maur, avant que je fusse levé, Quinéville, Groult et Ozouville, soldats au fort, arrivèrent céans, venant de Valognes. Nous déjeunâmes tous ensemble, puis allâmes à Saint-Maur [4], eux, Cantepie, Simonet, Moisson, Lajoie, Gaultier Birette (ces trois derniers étaient au service du sire de Gouberville) et plusieurs autres. Nous y arrivâmes comme on disait la messe, laquelle dite, maître Robert Potet jeta la pelotte et fut débattue jusques environ une heure de soleil et menée jusques à Bretteville [5] où Gratian Cabart la prit et la gagna. Y étaient mon cousin de Raffoville, mon cousin de Brillevast, maître Guillaume Vastel, de Réville, le capitaine du Theil, Nicolas Gohel, Bouffart d’Orglandes et plusieurs autres de mon parti ; et des adversaires, Le Parc, Arteney, maître Guillaume Cabart et leur bande et quelque peu de Cherbourg. En nous en revenant, Cantepie demeura à souper chez Jacques Cabart, parce qu’il s’était mis en la mer et avait été fort mouillé et changea d’accoutrements chez Rouxel, à Bretteville. En passant par chez Cosme du Bosc, Simonnet, le Leuvron, Moisson, Lajoie, qui menait mon cheval, Nicolas Drouet, Jean Groult, Lorimier et autres, nous bûmes 4 pots de bon cidre et [mangeâmes] un « cymeneaul » (sorte de gâteau) pour ce, 4 sous. Il était nuit quand j’arrivai céans [6]. »

Les Bretons ne s’adonnaient pas avec moins de fougue au divertissement de la soule que les Normands, et les récits d’Émile Souvestre publiés, il est vrai, il y a près d’un demi-siècle, nous montrent les habitants de la presqu’île armoricaine, particulièrement ceux du Morbihan, se ruant de nos jours encore à ces mêlées avec une frénésie qui n’était pas toujours exempte d’arrière-pensées de haine et de vengeance [7].

Il ressort de nombreux textes qu’au moyen âge on distinguait déjà deux variétés du jeu de soule. Il y avait d’abord la soule proprement dite ou « soule au pied », suivant l’expression usitée dans certains actes des XIVe et XVe siècles, où le jeu consistait, comme l’indique du reste l’étymologie, à pousser avec le pied la boule ou l’éteuf, ce que nous appelons aujourd’hui le ballon ou la balle. C’est le « foot ball » ou ballon au pied des Anglais qui passent pour nous avoir emprunté ce jeu à l’époque de la guerre de Cent ans. Un amusement parisien, la barette, n’est, comme le « foot ball » d’outre-Manche, qu’une variété un peu adoucie du ballon au pied ou de la soule primitive.
[...]


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