L’Auto - 14 décembre 1924
ÉDITION SPÉCIALE GRATUITE
SA PLACE DANS LA COMPÉTITION INTERNATIONALE
Espoirs et Déceptions
Injustes critiques. — La diffusion du sport au ballon ovale. — Des forteresses qui tombent. — On ne peut courir à la fois deux lièvres : Championnat et match
international
Il est peu de sports qui soient à la fois plus louangés et plus critiqués que le rugby. S’il connaît en effet des admirateurs fervents, des défenseurs ardents, il est en butte à toutes les jalousies des indifférents, des profanes ou des supporters d’autres sports, qui croient voir en lui un adversaire dangereux.
Écoutez ces Cassandre, ou ces Tartufe, ou ces ignorants, ou ces crédules, écoutez leur concert de lamentations...
« — Le rugby est un jeu violent, brutal, sanguinaire ; le rugby est un jeu qui développe les mauvais instincts ; le rugby est un sport qui appelle le professionnalisme et la paresse ; ce n’est pas un jeu français dans ses tendances... », etc.
Ces magnifiques arguments, nous les savons mainte et mainte fois rétorqués aux yeux des sportifs impartiaux, qui savent à quoi s’en tenir sur le chapitre des reproches qui sont adressés aux hommes du rugby.
Ce concert de lamentations, nous l’avons d’ailleurs entendu au lendemain de France-Amérique [1], et nous avons vu tous les bons amis se dresser l’injure aux lèvres. Faisant preuve d’une bonne foi admirable, ils vitupérèrent la brutalité de nos mœurs, les excès de la foule, de cette foule incontrôlable venue on ne sait d’où pour assister à un match, comme l’on va assister à une parade.
Si c’est perdre son temps que de répondre à des critiques injustes, et d’invoquer l’exemple de la Grande-Bretagne, où les milieux universitaires, industriels, les intellectuels, les officiers sont en général pratiquants du sport du ballon ovale, ou de souligner que c’est en rugby que se produisent le moins d’accidents graves, ou encore de noter que ce sport tant décrié est pratiqué en France par une élite intellectuelle et athlétique, il faut cependant se souvenir de ces critiques ne serait-ce que pour constater que la belle cause que nous défendons n’est pas encore complètement gagnée. Il reste des milliers et des milliers de profanes que des campagnes intensives impressionnent, à convaincre et à amener vers nous...
Aussi, lorsque entre nous nous polémiquons, ne dépassons pas certaines limites, ne donnons pas des armes à ceux qui nous épient et ne cherchent qu’à poignarder le rugby, « sport brutal » suivant leur expression.
Au point de vue diffusion, le rugby n’a rien à envier aux autres sports. Il a, en cinq ans, depuis la création de la fédération autonome, plus que quintuplé ses effectifs ; ses clubs sont passés en effet de 230 à 1.260 depuis 1919, et le nombre de ses pratiquants dépasse actuellement le chiffre imposant de cent mille. Le rugby a pris surtout une extension énorme dans le Sud-Ouest, où il n’est pas un village, aussi infime soit-il, qui ne compte une ou deux équipes jouant régulièrement. Il s’est étendu également dans le Sud-Est, grâce à ces foyers étincelants que sont Toulon, Avignon, Grenoble et Lyon. Dans le Littoral et les Alpes, notamment, le rugby est en très net progrès ; dans le Lyonnais le niveau général s’élève aussi, en raison de la rivalité d’une douzaine de clubs qui se tiennent de très près. Nivellement aussi en Bourgogne. Dans le Centre, Clermont-Ferrand a donné à toute la région une saine émulation, et la grande rivalité locale, rivalité sportive et industrielle, a servi également la cause du rugby.
Des forteresses sont en train de tomber dans l’extrême sud, aux confins de l’Hérault et du Gard, dans ce « no man’s land » miné à la fois par l’Est et par l’Ouest, et bientôt Nîmes et Montpellier seront des cités conquises. Le Massif Central s’effrite de toutes parts, le rugby s’y introduit par le Nord, le Sud, l’Est et l’Ouest. Et le rugby remonte par les Charentes, par le Périgord Agenais et le Limousin, vers le bassin de la Loire, où Vierzon et Tours font figure de sentinelles avancées. Ces sentinelles ne restent d’ailleurs pas inactives, sous l’impulsion de Poitiers elles progressent lentement. Nantes, où le Stade local a remporté de brillants succès, progresse aussi. Seules les régions du Nord et de l’Est restent stationnaires.
Si, au point de vue diffusion, le tableau est séduisant, il l’est moins si l’on envisage le jeu par lui-même, les progrès des clubs et des joueurs de tête. Le rugby français est devenu un jeu serré, ardent, solide, bien assis, dans lequel une équipe cherche avant tout à défendre, à ne pas se livrer. Le Championnat a abêti l’attaque, si j’ose dire, et a détruit les meilleures intentions. Le Championnat est en France le but d’une saison, c’est pour un club une question de vie ou de mort, car avec les frais engagés il faut avant toutes choses faire recette pour boucler un lourd budget. Mais sans le Championnat, le rugby français n’aurait pas sa puissance actuelle. Aussi ce mal est un mal nécessaire, il faut le subir en limitant, si possible se peut, ses ravages dans l’esprit du jeu.
Mais le Championnat est avant toutes choses l’adversaire du match international. Il empêche la sélection des meilleurs joueurs, le maintien de leur meilleure forme ; il brise le désir de vaincre par la hantise chez chacun de la prochaine rencontre interrégions. Et la Grande-Bretagne, qui ne traîne nul boulet, nous bat et nous battra encore, même lorsque nous lui serons nettement supérieurs.
Sans nous résoudre à accumuler de nombreuses défaites, coupées de ci de là par d’étincelantes mais fugitives victoires, prenons-en notre parti et songeons que ce qui importe avant tout : c’est la diffusion du jeu, ses progrès dans la masse. A ce titre-là soyons satisfaits.
UNE BELLE PROGRESSION
Le nombre des clubs de rugby a quintuplé en cinq ans
Celui des joueurs doit atteindre 100.000
La progression des clubs de rugby est constante depuis la création de la F.F.R. sortie de l’U.S.F.S.A. Lorsque naquit, à Lyon, la Fédération autonome de rugby, 230 clubs seulement participèrent aux Championnats. Actuellement, on compte 1.240 clubs affiliés à la Fédération Française de Rugby. Ce chiffre seul précise le bond accompli par le rugby en cinq ans.
Voici d’ailleurs le tableau de cette progression :
Saison 1919-20 .... 230 clubs affiliés
Saison 1920-21 .... 415
Saison 1921-22 .... 843
Saison 1922-23 .... 1.030
Saison 1923-24 .... 1.240
La progression, fut surtout très forte au cours de la troisième année, mais actuellement, quoiqu’un peu plus lente, la poussée continue. Néanmoins, constatons que l’excès de paperasseries imposées aux clubs empêche de s’affilier de petites sociétés, effrayées par la perspective d’une administration difficile à établir avec des ressources limitées.
En ce qui concerne le nombre de joueurs, l’évaluation est plus difficile à établir. Mais on peut estimer approximativement que le nombre de licenciés est passé de 32.000 en 1919-20 à 68.000 actuellement. Si l’on ajoute à ce dernier chiffre un minimum de 30.000 joueurs non licenciés, on arrive ainsi à un chiffre global de 100.000 pratiquants du sport du ballon ovale.
Mais le rugby, avec une bonne propagande, est susceptible de se développer dans des proportions énormes dans des régions que nous appellerons à « petit rendement » actuellement.
Notre infériorité actuelle
A QUOI TIENT-ELLE ?
Individualités en déclin ou mauvais jeu d’équipe ?
La série de nos bonnes performances s’est trouvée interrompue en fin de saison dernière, et nous fûmes ramenés aux scores d’avant-guerre. Il y a deux ans, nous battions l’Écosse à Édimbourg, l’an dernier, nous faisions match nul avec elle, cette année, elle nous bat largement et régulièrement.
Quelles en sont les raisons ? Elles, sont multiples, à notre sens. Pendant deux saisons, la grande forme et l’habitude de jouer côte à côte de quelques joueurs militaires entraînés à Joinville, coïncidant avec la pauvreté de jeu des lignes arrières britanniques, masqua notre faiblesse en avants. Actuellement, les Britanniques ont retrouvé des demis et des trois-quarts, nos virtuoses du ballon ovale ne tiennent plus leur forme d’il y a 3 ans, et nos avants étant restés eux-mêmes, le cours des choses se trouve rétabli. Et notre infériorité aussi.
Que nous faut-il pour retrouver nos succès d’il y a trois ans ? Beaucoup de choses. Tout d’abord, une meilleure compréhension du jeu d’avants.
Voici, à ce sujet, deux opinions intéressantes. Tout d’abord celle de M. Charles Gondouin, dans Rugby :
Ce n’est pas tant dans ses individualités que dans le jeu qu’elle pratique qu’il convient de modifier notre équipe. Le match d’Inverleith [2] n’a pas d’ailleurs démontré autre chose. En effet, l’ardeur, le cran et la détermination de nos joueurs y furent constamment remarquables ; seulement, l’infériorité de nos avants en mêlées fermées, et surtout en mêlées ouvertes, s’y manifesta, on peut dire, d’une manière éclatante. Et c’est précisément là, et pas autre part, qu’il faut reconnaître la cause de notre défaite.
Fendez donc l’oreille à nos plus anciens joueurs, remplacez-les par des nouveaux, vous n’en aurez pas moins, dans l’état actuel du rugby français, une équipe qui sera relativement pauvre en atouts devant le jeu britannique.
Toute la question, quand nous rencontrerons un quinze représentatif d’une des nations d’outre-Manche, sera de savoir si nos adversaires ont de bonnes divisions d’attaque. Si oui, toutes les chances seront contre nous ; si non, nous pourrons espérer la victoire.
Tant que nos avants n’auront pas appris à servir plus rapidement leurs demis dans les mêlées fermées et à créer des occasions d’attaque en talonnant dans les mêlées ouvertes, notre situation restera fâcheusement stationnaire dans les compétitions internationales.
Voici l’opinion du Dr Jean Delrieu, de Toulouse, dans le Sportsman :
Nos lignes arrières, considérées durant deux saisons comme les plus dangereuses par la variété soudaine de leurs offensives, ont baissé de manière extrêmement sensible, au moins en ce qui concerne l’aile Borde-Jauréguy, qui impressionna si fort, à diverses reprises, les critiques britanniques.
Nos avants, dont leurs camarades trois-quarts réussissaient à masquer en grande partie l’insuffisance relative comparée aux packs gallois, anglais ou écossais, sont restés sensiblement égaux à eux-mêmes.
Mais cela ne suffit plus maintenant, et le manque de méthode de nos « forwards » apparaît de façon beaucoup plus nette.
Actuellement, en dehors de Béziers et Lourdes, aucun de nos grands clubs méridionaux, qui fournissent la plupart des avants internationaux, n’a su mettre au point un pack confectionnant le vrai jeu d’avants. Comment s’étonner que nos hommes ne sachent, en match international, pratiquer un jeu dont on a dans leurs clubs totalement négligé de leur enseigner les principes ?
Noua pouvons espérer voir en lignes arrières s’affirmer des jeunes dont l’initiative, l’esprit de décision, qualités éminemment françaises, feront des trois-quarts de véritable classe internationale.
Nous devons renoncer à l’espoir de posséder un groupement d’avants de valeur internationale, tant que nos grands clubs pratiqueront, dans ce département du jeu, un rugby aussi rudimentaire que celui en honneur actuellement.
Ces deux opinions situent bien la question. Nous ne savons pas jouer le jeu d’avants, et avant toute chose, il faut rechercher l’avant travailleur, de préférence à l’avant brillant.
C’est par le club, dans le club, que le jeu d’avants doit progresser en France. Il appartiendra ensuite aux sélectionneurs de rechercher les huit « travailleurs » formés dans le club, ou plutôt les 7 travailleurs, et l’avant « winger » nécessaire au développement de l’attaque, à la défense sur le demi adverse.
De malaise, il n’y en a pas
Dans le « Cri Catalan » de l’ami Albert Bausil, détachons une citation d’un papier qui paraît comporter quelques vérités. Ce papier, qui émane, de M. P. Izard, souligne la tendance qu’ont certains de tout ramener à leur point de vue particulier et de crier à la mort du rugby parce qu’à Paris, il paraît être en déclin. Ces critiques, nous les approuvons car, dans l’Auto, nous avons toujours prôné le mérite et aussi la supériorité de la province.
« Mais encore — quel est ce malaise dont semble souffrir l’ovoïde. De malaise point, voici l’aventure : Paris étant capitale intellectuelle, artistique, scientifique, sportive, Paris se devait d’être capitale rugbystique... Eh bien, Paris n’est pas capitale ! Toulouse ? Béziers ? Perpignan ? Bayonne ? Je vous en prie, pas de personnalités (en supposant que le Pirée soit un homme et Toulouse un rugbyman). Cherchez, mais vous brûlez, c’est par là, sûrement.
« Hélas ! nous devons retomber toujours dans notre défaut, nous complaire avec une satisfaction quasi morbide en nos dadas, nos ressassements — et disons comme tel autre — nos « bobards » ! J’exhiberai d’antiques périphrases excommuniées par la Selouze... J’emploierai des mots qui feront froncer les sourcils de maints pudibonds, je parlerai d’enthousiasme, de « race », je dirai que, pour faire une équipe de rugby redoutable, il ne suffit pas de quinze hommes et d’un ballon, qu’il faut dix mille fanatiques derrière, un barde, des dirigeants batailleurs, un maillot, des couleurs — parfois historiques — et qu’avec l’enthousiasme, le fanatisme, la partialité, il faut encore : la Foi !
« Des mots, des tintements de cloche ! Encore un raseur penserez-vous ? Que le Parisien gouailleur cherche dans ses équipes, bleu et blanc, bleu et rouge, verte, etc..., le « je ne sais quoi » qui fait un team invaincu, qu’il cherche, il ne trouvera pas ce « je ne sais quoi » qui fait qu’une équipe, même dominée, ne joue jamais battue, qui a fait de nos quinze hommes, la saison-dernière, les finalistes du Championnat.
« On a traité de « dadaïstes du rugby » ceux qui osaient de tels propos ; on les accusé de ranimer d’antiques querelles régionales... Erreur ! il faut des exaltés, des extrémistes, pour faire du « spectateur moyen » (voir M. Herriot : le Français moyen) un simple amateur qui vibrera lorsqu’il aura compris. »
Tous ceux qui, à Paris, ont écrit de très belles choses sur l’impérialisme sportif, dans le silence du cabinet, ne comprendront pas. Satisfaits d’avoir, commis de belles tirades harmonieuses, bien équilibrées, bien moulées, ils rentrent orgueilleusement en eux-mêmes, sans observer à côté ou loin d’eux la vie intense de la petite ville frémissante, enivrée de victoire, ou endeuillée par la défaite. Ils viennent de minuscules cités transformées, ayant pris conscience d’elles-mêmes, de leur force, de leurs possibilités, n’enviant plus la grande ville. Le sport, le rugby en particulier, a dressé un rideau de brouillard devant le mirage parisien. N’est-ce pas là un bien social ? Qui donc l’a souligné parmi ceux qui grognent toujours pour fustiger le chauvinisme local ?
Le rugby régional a permis de voir s’épanouir une plante que l’on cultivait bien mal en France jusqu’ici, l’esprit d’équipe. N’est-ce pas à la province qu’on est redevable surtout de ce retour vers la discipline librement consentie, de cette fusion de caractères différents pétris dans un même moule en vue d’une mission particulière.
Qu’on l’appelle homogénéité, pour employer un mot bien prétentieux, ou jeu collectif acquis par une sorte d’asservissement de quinze volontés, dans un but bien défini, le fait n’en existe pas moins. — G. B.
Ce que sont devenus les premiers internationaux
Les rencontres internationales dans notre pays vont atteindre, dans quelques mois, leur 20e année d’existence. Il y a déjà de vieux internationaux du rugby. Quels sont-ils et que font-ils ? Voilà ce que nous avons cherché à savoir. S’il y eut des matches internationaux en 1900 et en 1903, ces matches étaient uniquement interclubs. Il faut remonter au 1er janvier 1906, pour trouver la première rencontre entre équipes sélectionnées de France et de Nouvelle-Zélande.
L’arrière Crichton est un des gros négociants du Havre ; il s’occupe activement cette année de la direction du club de rugby du grand port normand. Des trois-quarts : le regretté Gaston Lane fut tué à 1a guerre. Henry Levée est industriel à Paris. Sagot est capitaine du génie à Versailles et membre de la Commission de Rugby du Stade Français, le Toulousain Pujol, négociant à Toulouse, est un des meilleurs joueurs de tennis de la région des Pyrénées. En demis, Lacassagne a fait une chute mortelle en avion à la fin de la guerre et Vareilles réside à Saïgon, où il est professeur d’éducation physique. Parmi les avants : Dedeyn, Vergès occupent d’excellentes situations à Paris ou au Puy, Communeau est un des plus gros industriels de Beauvais, Dufourcq est docteur en médecine à Salies-de-Béarn. Branlat est propriétaire dans les Basses-Pyrénées, Jérôme, fixé à Périgueux, est chef de service à la Compagnie du P.-O., Allan H. Muhr est un des principaux dirigeants du Racing, Cessieux est négociant en bois à Valence...
Bon nombre de ces joueurs participèrent au premier France-Angleterre. Voici ceux qui ne figurent pas dans la première liste : Lesieur, entrepreneur à Paris, assiste en spectateur attentif à tous les grands matchs ; Lewis est industriel au Havre ; Gaudermen, coureur d’autos ; 2e du Grand Prix de Lyon, est un des dirigeants de la Commission de Rugby du Racing ; Moure est dans la représentation.
La cape numéro 1 revient à H. Amand, entrepreneur de chauffage à Paris ; la cape n°2 est portée par Frantz Reichel, dont le nom seul dispense de tout commentaire, car elle est un programme. Louis Dedet, qui a le n° 3, est directeur du Collège de Normandie, et il vient à Paris suivre tous les grands matches, car il reste un passionné du rugby. Citons à la suite des noms déjà donnés : Maclos, pharmacien à Clamecy ; Hubert, qui joue encore de temps à autre au club auquel il est resté fidèle, l’A.S.F. ; Varvier, mort en 1914 ; Isaac, disparu en 1916 ; Charles Martin, fabriquant de fromages en Bresse ; Beaurin, industriel. Ensuite, une longue liste de disparus : Giacardy, Mayssonnié, Guillemin, Legrain, Anduran, etc...
Déclin d’arrières
Jeu d’avants sur toute la ligne en championnats ; jeu d’avants partout, parce que, tout d’abord, on me veut pas se livrer, parce qu’ensuite on n’a que peu de confiance sur le compte d’un on deux titulaires, parce qu’enfin on joue un match trop bien équilibré, contre un adversaire de même classe. Les seules exceptions de la règle proviennent des rencontres où la supériorité de l’un des deux rivaux est très nette.
Et puis, le jeu des lignes arrières comporte trop d’aléas avec une défense de jour en jour plus vigilante, plus active, mieux ordonnée. Et ainsi, on ne forme plus de grands attaquants. De ci, de là, des hommes étonnamment doués rayent comme un éclair le ciel sombre de la médiocrité, mais bientôt ils piétinent ; puis, matés par une défense inexorable, ils retombent dans le rang des quelconques. Ainsi va le jeu, tellement congestionné de résultats, qu’il ne laisse que peu de champ aux initiatives hardies, à la souplesse d’ensemble. L’Aviron Bayonnais lui-même a déposé les armes, ses belles armes offensives d’antan, et il a glissé vers la grisaille robuste qui gagne souvent, mais n’embel1it pas le jeu. Seuls, pour l’instant, Perpignan et Toulouse cherchent à rompre cette monotonie par quelques lueurs étincelantes ; d’autres, timidement encore, s’exercent à les imiter. Mais il est bien plus difficile de trouver des attaquants de classe, que des avants solides, suivant bien le coup de pied, plaquant et bousculant.
Avec les progrès réalisés en défense, progrès qui coïncident avec le piétinement, pour ne pas dire plus, du jeu de derrière la mêlée, avec la tendance générale de jouer invariablement la touche, il devient de plus en plus difficile de passer. Pour l’instant, c’est par l’attaque aux pieds qu’on peut le mieux réussir, car les joueurs qui n’hésitent pas à se coucher sont très rares, de plus en plus rares. Oui, mais alors, il faut des dribbleurs, et citez-moi un club où l’on apprendra à dribbler. On se contente du coup de pied à suivre, accompagné d’une rafale puissante, ou du coup de pied au ras du sol, qui roule dans les buts. Combien de batailles sont gagnées ainsi ! C’est la tendance actuelle en championnat, c’est la mode du jour, malheur à celui qui tenterait de se jeter en travers du courant. Il serait bien vite emporté loin, bien loin...
Voici les Règles officielles du Rugby tel que pratiqué en France en 1924 :
Le Miroir des Sports - 22 mai 1924
LA PREMIÈRE VICTOIRE AMÉRICAINE AUX JEUX DE 1924
PLUS ATHLÉTIQUES, PLUS VOLONTAIRES, MIEUX ENTRAINÉS, LES AMÉRICAINS ONT BATTU LES FRANÇAIS EN FINALE DU TOURNOI OLYMPIQUE DE RUGBY
Devant un public ridiculement hostile, le quinze des États-Unis a gagné par 17 points à 3.
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QUINZE magnifiques athlètes américains, pratiquant un rugby sommaire, mais rapide, ont, dimanche, battu, très nettement et très régulièrement, l’équipe de France de rugby. Ils le firent avec autant de netteté que de loyauté, jouant sec, mais sans méchanceté, utilisant simplement, comme ils en avaient le droit, je dirais même le devoir, dans une finale olympique, le poids de toutes leurs extraordinaires qualités athlétiques, auxquelles s’alliaient un désir de vaincre remarquable et des qualités de résistance, de cran et de robustesse, que seul donne un entraînement méthodique et sérieux.
La foule, une fois de plus, fut, hélas ! scandaleusement houleuse et chauvine, sifflant et huant où elle aurait dû applaudir et admirer.
Heureusement pour notre bon renom, les joueurs, qui, eux, sont des sportifs, surent trouver des mots heureux pour excuser le chauvinisme de certains, qui du sport ne connaissent rien.
A. G. [3]
Le jeu et les joueurs
LA foule accourue, dimanche, à Colombes pensait bien applaudir une victoire de la France. Elle venait aussi voir le jeu particulier des Américains.
Dès le début, il fut facile de constater que les Américains n’étaient pas du tout disposés à se laisser faire. Au contraire, ils étaient bien décidés à prendre la direction des opérations, ce qu’ils firent, d’ailleurs, avec beaucoup de décision. Ils jouèrent à vive allure, ce qui est tout à leur honneur.
Dupont commet la faute de passer à Galau, qui manque la balle, et l’ailier Rogers ramasse et marque le premier essai pour l’Amérique.
Le but est manqué. Il y a dix minutes que la partie est commencée.
Les Américains continuent à dominer.
Le centre Hyland commence à se distinguer, alors que les Français se laissent bousculer et sont très maladroits.
Cependant, Béhotéguy réussit une jolie percée, qu’il complique d’une feinte. Il lance Jauréguy, qui paraît aller à l’essai, mais Doe lui prend le bout du pied, et c’est la chute. Une mauvaise passe de Lasserre redonne la balle à Jauréguy dans de mauvaises conditions.
Jauréguy est arrêté en pleine course. Fortement touché, l’ailier est emporté, il ne reviendra plus.
A la reprise, bien que ne jouant qu’à 14, la France domine et Got va près des buts, mais les Américains s’échappent d’une touche et Patrick marque un essai transformé par Doe. Les attaques adverses furent annihilées. Les Français se défendent en « lions ». Vaysse, qui s’est fait une entorse, est sorti du terrain.
Dès lors, l’Amérique, qui ouvre toujours grâce à Hyland et Scholz, prend l’offensive et Patrick marque.
Après une belle descente de Got, Lasserre et Béguet font une belle trouée, Bioussa joue mal en donnant un long coup de pied à suivre, mais le ballon rebondit en arrière et Galau n’a qu’à toucher pour marquer.
L’Amérique repart et Rogers, puis Mannelli marquent à leur tour, et l’Amérique gagne par 17 points à 3.
La victoire américaine est incontestable.
Les Américains ont joué une partie splendide, d’un rugby peut-être un peu élémentaire, mais où la fougue, le désir de vaincre, une adresse remarquable et des qualités athlétiques incomparables ont suppléé la science classique.
Hyland, Patrick, Scholz sont de très grands joueurs et Doe a sa place d’arrière dans n’importe quelle équipe d’Europe.
Les Français, une fois de plus, ont désillusionné leurs partisans : Béhotéguy fut le meilleur avec Dupont et Piquiral, Cassayet et leurs avants, mais les autres, dans l’ensemble, se montrèrent hésitants.
Il faut insister sur un fait très important : de l’avis même de plusieurs joueurs français, le jeu ne fut pas brutal, mais les Américains étaient plus forts, plus puissants et plus rapides. Ajoutons à cela le manque d’entraînement de nos représentants, fatigués par une dure saison. On s’expliquera ainsi comment, dans les placages, des joueurs insuffisamment ou mal préparés ressentaient des coups qui effleuraient à peine les autres.
R.-W. MAGNANOU. [4]
L’Auto - 20 mai 1924
RUGBY
Des fervents du rugby éprouvèrent dimanche, à Colombes, deux grosses désillusions. La première sera rapidement guérissable ; une défaite s’oublie rapidement, même si elle est aussi complète que le fut celle du tournoi olympique. Car toute défaite, si elle blesse l’amour-propre, comporte, à côté de cela, de nombreux enseignements.
Voir sur Gallica
La seconde désillusion sera plus durable ; elle est plus navrante aussi. Jusqu’ici, nous supposions que le public du rugby était autrement sportif que celui de quelques grandes réunions de boxe par exemple, celui qui, notamment, siffla un soir le vaillant Eugène Criqui, qui boxait gratuitement pour les Laboratoires, se cassait la main et risquer de briser pour toujours sa carrière sportive. La foule de Colombes montra un parti-pris et une absence complète de tout esprit sportif. Un vieil international, outré par ces manifestations, me disait à la sortie :
« — On rougit, après de telles manifestations, de se dire Français. »
Heureusement, la foule de dimanche n’était pas la foule habituelle de nos matches de rugby ; c’était une foule mélangée, composée en grosse majorité de ceux qui vont aux Jeux Olympiques comme on va à la foire aux pain d’épices, applaudir les dompteurs Laurent, Marcel ou Amar. Cette foule doit rougir aujourd’hui de son attitude. Chacun des siffleurs de dimanche est sans doute un être calme et raisonnable pris séparément, mais ces êtres, rassemblée, se livrent, poussés par des excitateurs, à des manifestations inadmissibles. Tous les journalistes sportifs, Frantz Reichel en tête, ont réprouvé énergiquement de telles manifestations, qui nous font si mal juger à l’étranger. C’est de la propagande à rebours qu’ont faite dimanche quelques milliers de fanatiques, et si l’on songe que près de 100 journaux étrangers étaient représentés dans la tribune de la presse, on peut prévoir quelle sera l’opinion du monde entier sur la foule française.
Je disais plus haut : désillusion complète. Oui, l’éducation de la grande foule reste à faire presqu’en entier. Il existe sans doute un noyau d’anciens pratiquants qui ont conservé des luttes du Stade un bon esprit sportif, le sens de l’effort, un grand amour des choses justes, de l’impartialité. Celui-là, nous le retrouvons à chacun des matches importants du rugby. Mais lorsque l’événement sort du cadre des manifestations du rugby, lorsque la grande foule accourt vers nous parce que la rencontre constitue l’événement de la journée, alors noue évoluons en plein parti-pris, j’allais dire en pleine stupidité. Cette foule nous échappe pour l’instant, elle échappe à tout contrôle éclairé, et ce n’est que lentement que nous pourrons faire son éducation en lui faisant entendre le langage de la raison.
Pour cette tâche, que les camarades qui traitent d’autres sports nous aident, en fustigeant le parti-pris au lieu d’approuver souvent les excès désolants d’un public chauvin, méchant, injuste.
La foule de dimanche confondit jeu dur et sec, le jeu qui est permis et qui fait partie des atouts d’une équipe aussi athlétique que l’équipe américaine, avec le jeu brutal, méchant, volontairement nuisible. Or, je n’ai pas vu un seul Américain plaquer avec l’intention de blesser son adversaire, ou frapper son rival. Mais il était difficile de demander à ces athlètes, suivant très vite, très musclés, de plaquer autrement que très sec et très dur. Il y a une distinction que la foule n’a pas faite.
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