Ses origines anglaises n’ont pas empêché le rugby de s’implanter chez nous, et d’une façon tout à fait singulière : le jeu français n’est d’ailleurs semblable à aucun autre. Mais la pratique du ballon ovale représente en réalité bien plus qu’un divertissement ou qu’un spectacle. C’est un art de vivre qui renvoie aux traditions les plus vivantes de nos régions, tout en entretenant un sens de la camaraderie chevillé au corps.
Le rugby est un sport un peu étrange. Obéissant à des règles obscures qui changent tout le temps, il suscite chez ses amoureux une passion complexe. Très collectif, il implique entre les joueurs une solidarité, une proximité qui se rapproche de celle du combat, mais qui s’étend aussi à tout leur environnement. Joueurs, amateurs, spectateurs, familles partagent un fort sentiment d’appartenance. Le rugby est une chose essentielle. Les Anglais disent du football : « ce n’est pas une question de vie ou de mort, c’est beaucoup plus important que cela ». Le rugby, c’est encore pire. Fort heureusement, contrairement au football, ce n’est pas un sport universel, car il entretient, avec l’histoire et la culture des pays où il s’est implanté, des rapports très particuliers. Pour l’avoir parcourue, nous savons que la nation néo-zélandaise n’existe pas : ce n’est pas un état doté d’une équipe de rugby, mais une équipe de rugby qui a un état, et voilà bien l’essentiel. En Angleterre, c’est l’aristocratie qui le pratique ; au pays de Galles, les prolétaires ; en Écosse, la bourgeoisie ; en Irlande, tout le monde. En Afrique du Sud, c’était le sport des Afrikaners qui y avaient injecté leur brutalité et leur arrogance, avant que Mandela descendant sur la pelouse, revêtu de leur maillot lors de la finale de la coupe du monde 1995, vînt déclarer par ce geste inouï que la guerre était finie.
Comme le cyclisme, le rugby est aussi un sport écrit, puisqu’il entre en résonance avec la culture des peuples. C’est la raison pour laquelle la littérature s’en est emparée. Reprenons à notre compte la phrase de Philippe Bordas adaptée au rugby : « le rugby est une province naturelle de la littérature, car rien n’obsède comme ces histoires fabulées, ces portraits amoureux, ces mythologies usinées par le peuple. Ce que Benjamin nomme « illuminations profanes ». Ces croyances minimes. Ces noblesses inventée. » [1] Jean-Pierre Rives disait que c’était un sport d’exagération joué par des gens excessifs et raconté par des gens excessifs. Écoutons Antoine Blondin parlant de Guy Boniface pour s’en convaincre : « Pour une fois, il n’y aura pas d’impudeur d’avouer que Guy était pour tous ceux qui ont eu la grâce de l’approcher l’un des plus beaux ornements de l’existence et que, même s’il n’avait pas touché un ballon ovale, il aurait été dans sa nature d’entrer dans la vie des autres comme le soleil se lève. » [2]
LE « FRENCH FLAIR »
Alors, y a-t-il un génie français du rugby ? Poser la question est presque sacrilège parce que tout le monde le sait, le génie français du rugby existe bel et bien, et a fait de la France un pays à part sur le plan du jeu. Les premiers à le reconnaître sont les Anglais faussement admiratifs. En fait, ils détestent cette singularité qu’ils appellent le « french flair », car elle rend le jeu imprévisible, et ils s’en méfient comme de la peste. Ils ont beau souvent être les meilleurs, il savent que les Français avec leur inspiration sont toujours capables de les surprendre, même battus, et de trouver une ou deux occasions, par des actions improbables, de leur rappeler que même s’ils vont gagner ce jour-là, il y aura toujours des choses qu’ils ne sauront jamais faire.
Pourquoi cette singularité ? Parce que bien plus qu’un sport, c’est un jeu. Il a à voir avec l’enfance, la famille, l’amitié, le don de soi et la fierté. C’est pour cela que l’on y sue, que l’on y chante et que l’on y pleure. Sans oublier de manger et de boire... Le rugby, c’est un Monde, et aussi une Histoire, mais surtout des histoires. Qu’on se raconte encore et encore pour ranimer sur demande les émotions qu’il nous procure. Et, finalement, ce génie ne vaut pas d’être analysé, décortiqué, expliqué, mais simplement évoqué par ces histoires. C’est justement en égrenant des souvenirs, en se rappelant des émois, en relayant des légendes et en honorant les héros que l’on se rend compte qu’il est cette expression culturelle singulière, enracinée dans ce que l’on appelle en fait un terroir. En France, « la plus belle guerre du temps de paix » est d’abord l’affaire des villages du Sud-Ouest. Où l’on s’appelle encore Barnebougle, Boulpiquante, Albaladejo, Paparemborde, Acoccebery, Cambérabéro, Harinordoquy. Et où l’on trouve aussi aujourd’hui des Benazzi, Ntamack, Fofana, Guitoune, porteurs fiers de leur maillot et chantant la Marseillaise comme les autres.
Malgré le professionnalisme et l’avènement du rugby spectacle, cette identité perdure, continue à marquer le jeu et les équipes.
Pour illustrer ce rapport à la famille et la fierté, Rives raconte l’histoire du talonneur Philippe Dintrans, apprenant à 20 ans qu’il est retenu pour jouer les Blacks le lendemain à l’Eden Park d’Auckland, qui est au joueur de rugby ce qu’est le Cap Horn aux marins. Il y a ceux qui, crampons aux pieds ont foulé sa pelouse, et les autres, tous les autres. Dintrans se démène pour joindre sa mère au téléphone et la réveille en pleine nuit pour lui annoncer l’honneur qui lui est fait, et lui dire : « Maman, je ne sais pas si je serai bon, mais je te promets que je serai vaillant. »
Le rugby est un sport où l’on chante tout le temps. A Cardiff, le Land of my father, le Flower of Scotland à Édimbourg. Curieusement, lorsque c’est avant un match contre les Anglais, c’est plus fort, plus vibrant, on se demande bien pourquoi. Il y a aussi l’horripilant Swing Law, Sweet Chariot qui résonne dans Twickenham quand les Anglais dominent, ce qui arrive assez souvent. Les Français, eux, ne savent pas chanter ; ils massacrent systématiquement la Marseillaise. Ce qui est étrange, puisque les Provençaux, les Bretons, les Corses, les Basques et d’autres encore savent magnifiquement le faire. Alors on se rattrape après, lorsque l’on mange et boit. Mais attention, des nourritures solides à base de foie gras, de confits, de haricots tarbais Alaric et de saucisses. Et, pour les bouteilles, ce seront les meilleures, celles qui ont attendu. Le plus beau, c’est quand les Basques s’y mettent. Qui n’a pas entendu, un soir de match, d’épais Basques à bérets entonner Txoria txori, dans l’arrière-salle d’un bistrot de Bayonne, ne sait pas ce qu’est l’émotion. Eh oui, parce qu’en France on pleure beaucoup au rugby. Comme disait Jean Lacouture, sortant d’un vestiaire rempli des colosses en sanglots d’une équipe défaite en finale du championnat de France : « Dans ce jeu, Dieu merci, on verse des torrents de larmes. » Dieu merci...
Cette singularité propre au jeu français, cette capacité unique à troubler, à sortir des cadres a généré une forme singulière de patriotisme sportif. Les textes de Denis Lalanne ou d’Antoine Blondin, les commentaires de Roger Couderc ont contribué aussi à construire le rapport particulier du rugby français et de l’équipe de France à la nation. Il n’est que de regarder l’émotion sur le visage de ses joueurs lors de l’exécution des hymnes.
LA FIERTÉ DU MAILLOT
En 1951, lors du tournoi des cinq nations, l’équipe de France affrontait les Anglais à Twickenham. Pour la première fois de l’Histoire, elle pouvait les battre sur leur terrain. Mais, alors que la fin du match s’approchait, les Français épuisés se mirent à reculer. Furieux, Jean Prat, leur capitaine, leur a alors hurlé cette apostrophe mémorable et parfaitement authentique : « Ils vous ont emmerdé pendant cent ans et vous ne seriez pas capables de tenir 10 minutes ? » Les Français l’emportèrent.
Il faut savoir que le premier match de l’équipe de France de rugby s’est déroulé le 1er janvier 1906 contre les Blacks [3], et que dans cette toute première sélection figuraient deux joueurs noirs. Les Anglais ont quant à eux attendu 1988... Alors, avec l’Afrique du Sud, ce fut toujours très difficile. Les Français, pour la première fois, y firent une tournée en 1958. Homérique, elle se conclut, le 16 août, par la victoire française en test-match à Johannesburg. Abominable humiliation pour les Blancs, qui se considéraient comme les meilleurs du monde n’ayant que mépris pour les Néo-Zélandais qui faisaient jouer des coloureds maoris. Durant cette tournée, les quelques spectateurs noirs parqués dans des tribunes spéciales ovationnaient les Français, pendant que les Blancs leur lançaient des bananes. Lors d’un test-match, le demi de mêlée Pierre Danos passa un drop et vit sa balle retomber dans la travée réservée aux Noirs. Qui refusèrent de la rendre pour se la passer de mains en mains, en l’embrassant comme une relique.
Tous les matchs suivants entre les deux équipes furent compliqués, tendus et souvent brutaux. Les Afrikaners voulaient se venger, et les coqs français refusaient de reculer. Image iconique de Jean-Pierre Rives, capitaine sonné avec son maillot blanc couvert de sang, à la dérive sur le terrain et refusant de quitter ses partenaires malgré les objurgations de l’arbitre : « Jean-Pierre, il faut sortir, ils vont vous tuer ». Réponse négative de « Casque d’or » : « Jamais ! Et sortir, pour aller où ? ». Le sommet fut atteint lors de la tournée de 1971. Depuis un an, les Sud-Africains acceptaient enfin les joueurs de couleur dans les équipes étrangères qui venaient les affronter chez eux. La France avait sélectionné un poids plume noir de 75 kg, Roger Bourgarel, qui faisait l’objet à chaque match d’attentions particulières (sept points de suture au cuir chevelu après le premier test). « C’est là que j’ai pris conscience d’être noir. Avant, je ne m’étais jamais intéressé à cela, ça ne m’était jamais apparu comme quelque chose d’important. Mais là... ». Il ignorait qu’il venait d’un pays qui, comme nous le prétend tous les jours Libération, est censé être complètement gangrené par un racisme systémique...
Le 19 juin 1971 eut lieu, à Durban, devant un stade blanc médusé et silencieux, la plus grande bagarre de l’histoire du rugby international [4]. Emmenés par quelques glorieux « grands arbres », Dauga, Bastiat, Spanghero, les Français refusèrent que l’on s’en prenne de nouveau à « Boubou ». Une légendaire « partie de manivelle » qu’il est un privilège d’entendre raconter par ceux qui en furent les acteurs (au cours, par exemple, d’une dégustation comparative de grands armagnacs conduite par Benoît Dauga, spécialiste reconnu). Les Sud-Africains comprirent qu’ils allaient avoir le dessous. Charles Marais, leur capitaine, vint trouver Dauga, le capitaine français, dans l’invraisemblable mêlée : « On arrête Benoît ? C’est comme vous voulez, lui répondit le Montois. Si vous voulez vous battre, on se bat. Si vous voulez partir, on s’en va. Si vous voulez qu’on joue, on joue. On joue », s’inclina Marais.
Aux profanes qui veulent s’initier au génie français du rugby, il n’y a qu’un conseil à donner. Voir et revoir la vidéo du célèbre « essai du bout du monde » qui permit de conclure victorieusement, pour la première fois, la tournée de l’équipe de France en Nouvelle-Zélande le 3 juillet 1994. Et assister ainsi à une improvisation inouïe de 25 secondes à base de gestes parfaits, comme une émouvante œuvre d’art éphémère. Parce que le rugby français, finalement, c’est comme le vin, pour arriver à la perfection tout est affaire d’amour, de soins et surtout de terroir.
Régis de Castelnau
Né en 1950 à Rabat (Maroc), Régis de Castelnau a été pendant 45 ans avocat au barreau de Paris, comptant notamment parmi ses clients le Parti communiste français et la Confédération générale du travail. Auteur de nombreux ouvrages, dont Pour l’amnistie (Stock, 2001), il tient le blog juridique « Vu du droit » et vient de publier un essai ambitieux intitulé Une justice politique. Des années Chirac au système Macron, histoire d’un dévoiement (L’Artilleur).