Les qualités du rugby français
« La Vie au Grand Air » - février 1914
par Fernand Forgues - Capitaine de l’équipe de France.
Certes, à voir avec quelle rapidité le football rugby a trouvé des adeptes, il faut croire que ce jeu va bien à l’âme française.
Aux yeux des étrangers, nous passons aisément pour « batailleurs, querelleurs et agités », et c’est là réputation très souvent méritée. Le football rugby a tout de suite plu par son caractère de bataille. On n’y a pas vu, de prime abord, un sport complet, et un jeu au plus haut point captivant, pas ses qualités esthétiques et morales.
- La finale du championnat de rugby 1913
- Les Parisiens purent admirer à Colombes, en avril 1913, la redoutable équipe de l’Aviron Bayonnais, quand elle battit le Sporting Club Universitaire de France dans la finale du championnat de France de rugby, par 31 points à 8.
Si le football rugby vit en France d’une vie aussi intense, c’est qu’il a trouvé chez nous des prosélytes tout préparés par leur constitution physique et par leur énergie morale.
Aux premières heures, le français n’a pas apporté au rugby les notions de discipline et d’impersonnalité qu’il s’efforce maintenant de mettre en pratique pour les avoir apprises des joueurs anglo-saxons. Il a, pendant de longues années, joué avec la « furia » de ses ancêtres, avec la belle et folle assurance des preux du moyen-âge, qui voyaient bien le danger et ne craignaient pas d’y courir.
Le premier travail du rugbyman français a été d’assagir cette impétuosité, qui fait la dominante de nos aptitudes au rugby. Il a fallu amener cette vertu innée à s’employer dans un effort commun, et les années ont passé sans que ce but puisse être atteint pleinement. De nos jours, cet élan se manifeste dans toutes nos bonnes équipes, et se révèle nettement dans les matches internationaux avec les défauts qu’il comporte. En effet, si pendant quelques minutes il réussit à paralyser l’adversaire, en s’employant à profusion, il ne tarde pas à céder bientôt devant le jeu des footballeurs du Royaume-Uni, opposant l’action régulière et commune à notre « élan dans l’hétérogénéité », qui n’est bientôt plus que de l’agitation désordonnée.
Et cependant, la souplesse, la force, la résistance, ne manquent pas au rugbyman français. L’esprit d’initiative est loin de lui faire défaut ; nous croyons même qu’il surpasse à ce point de vue les joueurs irlandais, écossais et anglais. Son instantanéité de jugement le place à bien des points de vue au même rang que le Gallois madré, toujours en éveil pour mettre son adversaire dans ses filets.
Peut-être est-ce encore, selon nous, la grande expérience des terrains de rugby qui lui manque le plus.
Les joueurs français réussissent vite au rugby, précisément à cause de la richesse de leurs qualités physiques qui s’imposent. Mais beaucoup d’entre eux ne font qu’une brève apparition. Le plus souvent, ils n’ont eu que le temps de jouer « intuitivement », faisant bonnes et mauvaises parties sans jamais avoir pu pénétrer l’exacte cause de leurs exploits ou de leurs maladresses. A qui est doué, trois ou quatre ans sont nécessaires pour devenir un footballeur seulement honnête. Il faut consacrer une dizaine d’années à parcourir les « grounds » pour faire un rugbyman qui soit à la fois praticien et théoricien. Et c’est avec de tels joueurs que le rugby français progressera. Eux seuls sont capables de faire connaître aux jeunes recrues, sur les terrains d’entraînement, les meilleurs principes de telle ou telle manière. Nos rugbymen ont ainsi, dès leurs débuts, des éducateurs qui leur indiquent leur voie sans tâtonnements. La besogne initiale leur est beaucoup plus aisée, et leur perfectionnement beaucoup plus rapide.
En rugby, comme en art ou en science, il y a des principes ; c’est dans ces principes qu’il faut d’abord développer les qualités physiques du jeune rugbyman, tout en lui apprenant à discerner le pourquoi de chacun de ses gestes. il pourra ensuite, muni de ces éléments acquis à bonne école, employer ses aptitudes naturelles dans un style plus original.
Il est notoire que trop de footballeurs, appartenants même à de grands clubs, n’ont qu’une conception très obscure du jeu qu’ils pratiquent, parce que leur éducation théorique et pratique est insuffisante. Ayons confiance, nous ne manquons pas de qualités physiques et morales pour le rugby. Toutes les équipes inférieures regorgent d’énergies qui veulent se manifester sur les grounds.
Elles ne demandent qu’à être dirigées par les vieux rugbymen encore sur la brèche.
L’avenir du rugby français nous parait dépendre au plus haut point de l’ardeur apostolique de nos bons joueurs, qui par la plume, la parole, et mieux encore par le geste, peuvent laisser une solide empreinte dans la « manière » de leurs successeurs, capables à leur tour d’enrichir très rapidement l’héritage de leurs aînés par des conceptions personnelles.
Dans ce travail, l’esprit français alerte et réfléchi peut compter sur ses belles facultés d’assimilation. Les progrès doivent venir vite, et le rugby français, jeune encore, ne peut tarder cependant de devenir l’égal des rugbys anglais, gallois, écossais, irlandais, qui dominent le nôtre, surtout par leur caractère de coutume de jeu enracinée dans l’âme de tout un peuple.
Si nous voulons arracher à nos rivaux autre chose qu’une victoire sans lendemain,il nous faut les imiter.
Il faut que notre pays ait mieux à leur opposer qu’un assemblage de formules régionales et sache trouver une formule de jeu nationale : « la manière française ».
Fernand Forgues.