1863 - Ma première partie de foot-ball

Georges de Saint-Clair

mercredi 30 septembre 2020 par Jean-Luc

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Georges de Saint-Clair (1845-1910) fut un des grands organisateurs du sport français à ses débuts. Elevé en Angleterre jusqu’en 1870, ancien consul de France en Écosse, secrétaire général du Racing dès 1884, il devient, de 1889 à 1891, le premier président de l’Union des Sociétés Françaises des Sports Athlétiques. Il fut également auteur et éditeur de plusieurs ouvrages de référence sur le sport à la fin du XIXe siècle dont le premier livre en français sur le rugby. Certains, comme Pierre Arnaud, le considèrent comme le véritable fondateur du sport en France.

Cet article est paru dans le premier numéro de « La Revue Athlétique » qui vient d’être fondée par Pierre de Coubertin le 25 janvier 1890. Il relate sa première partie de rugby alors qu’il venait d’intégrer une Public School anglaise vers 1862-63.

« La Revue Athlétique » - le 25 janvier 1890

MA PREMIÈRE PARTIE DE FOOT-BALL

Souvenirs de la Vie de Collège.

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La Revue athlétique
p. 14-15

L’OMNIBUS du collège venait de me déposer, moi et mon bagage à la porte de la « Maison » [1] qui devait m’abriter pendant mon stage scolaire en Angleterre.
Les élèves, petits et grands, rentrés de la veille, s’étaient rangés des deux côtés de la route pour voir débarquer le nouveau venu, car, je ne le cacherai pas, ma modestie dut-elle en souffrir, mon arrivée était tout un événement ; elle avait défrayé toutes les conversations pendant les récréations et les repas. J’étais le premier Français admis dans ce Collège.
Évidemment, à en juger par les remarques faites à haute et intelligible voix pendant que je surveillais la descente de ma malle, les opinions étaient partagées sur mon compte et je ne répondais nullement à l’idée que l’on s’était faite de ma personne.
— « Mais il est grand ! » s’écria l’un d’eux du ton désappointé de quelqu’un répondant à une opinion faite, mais déçue, qui veut que tous les Français soient petits.
— « Il a de longues jambes », fit un autre, comme pour expliquer ma taille.
— « Il doit pouvoir courir et jouer au foot-ball », ajouta un troisième.
— « Oh ! remarqua dédaigneusement un gamin haut comme ma botte, en se campant devant moi : oh ! les Français ne savent pas jouer, ils ont trop peur pour leur peau. »
J’allais répondre à l’insolent lorsqu’une main se tendit vers moi et le maître de la « Maison », le « Tuteur », comme on l’appelle, me souhaita la bienvenue. Il me présenta aussitôt à plusieurs de mes futurs camarades, donnant à chacun d’eux son titre athlétique.
— M. Charles Gregson, capitaine de l’équipe de foot-ball, avec qui vous aurez sans doute occasion de faire plus ample connaissance,
— M. Edward Blackstone, capitaine des « onze » de cricket.
— M. James Stuart, notre meilleure raquette.
— M. Reginald Brown, vice-président de l’Association athlétique, champion des écoles dans les courses de fond.
Et se tournant vers moi : — « M. de S..., qui vient tâter un peu de notre éducation anglaise et que je recommande à votre bonne camaraderie. »
A table, ce soir-là, je fus placé entre le capitaine du foot-ball et le vice-président de l’Association, et j’eus à répondre à un feu roulant de questions sur la vie scolaire en France, sur nos jeux et nos sports.
Vous dirais-je que je fus bien embarrassé, lorsqu’il me fallut avouer qu’à part quelques parties de barres une fois par mois et des promenades, deux par deux, tous les jeudis, nous n’avions pas d’exercices physiques.
— « Mais pendant vos heures de récréations ? »
— « Nous jouons à la marelle, à saute-mouton, au cheval fondu...
— « Comment ! vous aussi, vous jouiez à ces jeux enfantins ? »
— « Oh non ! répondis-je ; pas les grands ; nous nous promenons dans la cour en discutant sur les études ».
— « Alors, me demanda l’un d’eux, pas de foot-ball, pas de cricket : vous ne jouez jamais à la paume et vous ne faites jamais de courses à pied ? »
J’avouai que ces exercices ne rentraient pas dans notre programme et que, du reste, nous n’avions guère le temps de les pratiquer. Mes nouveaux amis n’en revenaient pas ; ils se demandaient comment des enfants pouvaient vivre, travailler, être heureux et se bien porter, sans jouer.

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La Revue athlétique
p. 16-17


— « Vous connaissez notre dicton, me dit le capitaine du foot-ball :
All work and no play,
Make Jack a dull boy.
 [2]
et il faudra que vous jouiez avec nous ; pas à ces jeux de petites filles, mais à nos bons jeux de poursuite, de luttes, plus actifs et plus amusants que votre marelle. Ce n’est pas le choix qui vous manquera. Tous les samedis, en hiver, nous jouons au foot-ball ; en été, au cricket ; une fois par mois nous organisons pour tout le Collège, un rallie-papiers dans les environs. Si vous voulez faire de la paume, nous avons deux courts ; de l’aviron, la rivière coule au bas du parc et vous y trouverez d’excellentes yoles »
Puis après quelques secondes de réflexion, il ajouta : « Tenez ! vous m’avez l’air bien charpenté, vous avez de longues jambes et ces jambes ne demandent, j’en suis certain, qu’à se remuer. Je vous prendrai dans mon équipe de foot-ball : pas la grande, celle qui joue les grands matchs de fin d’année, mais celle de la « Maison ». Nous jouons après-demain ; nous formons ce que nous appelons un « scratch team », c’est-à-dire que nous prenons trente joueurs, les capitaines en choisissent chacun quinze et ces deux équipes jouent l’une contre l’autre pendant tout le trimestre d’hiver. Pendant ces parties, je fais mon choix, prenant les meilleurs coureurs, les joueurs les plus alertes et les plus courageux, les moins lambins. J’en forme la grande équipe qui joue pour la « Coupe » dans les parties inter-collégiales ; et voilà trois années consécutives que nous gagnons la Coupe, ajouta-t-il avec fierté. Nous jouons d’après les règles de Rugby, vous savez celles qui permettent de prendre le ballon et de courir avec. Vous verrez ! le jeu n’est pas difficile et quand vous l’aurez joué deux ou trois fois vous en serez enthousiasmé. Du reste, je vous en expliquerai demain les règles ; la pratique fera le reste. C’est entendu, n’est-ce pas ? je vous prends dans mon équipe et samedi nous jouerons... A propos ! reprit-il, vous avez ce qu’il vous faut pour jouer ?... Non ?... Un jersey au moins ?... Non plus ! Mais alors quand vous jouiez, quel costume portiez-vous ? On ne vous laissait pas jouer dans vos vêtements de ville ? Drôle de chose ! Et quand vous aviez très chaud, vous ne vous changiez pas ? Enfin, je verrai demain ce que nous pourrons faire. A demain et bonne nuit ! »
A cette avalanche de questions, je répondais par un : Oui, oui, je sais, » n’osant avouer que tout cela, foot-ball et rugby, rallie-papiers et cricket était de l’hébreu pour moi. Et ce qui m’étonnait le plus, c’est que pas un mot n’avait été dit sur les études ; j’en étais humilié. Enfin, me disais-je en me couchant, ils ont voulu m’épater, voilà tout, avec leurs jeux, leurs victoires, battant cette équipe, puis celle-la. Leur foot-ball j’y ai joué ; c’est le ballon et c’est pas si difficile que tout ça ; on n’a qu’à le lancer à une grande distance, en le faisant rebondir et en tapant dessus tantôt avec la main, tantôt avec le pied. — Et puis c’est bien malin, ils se mettent trente après un malheureux ballon ! Dors tranquille, ce sera à ton tour de leur en montrer demain à l’étude !...
Eh bien ! pas du tout, je ne pus dormir. La pensée que j’allais jouer le surlendemain à ce fameux jeu me tenait éveillé. Il y avait surtout cette remarque du petit que je ne pouvais digérer. Ah ! me disais-je, les Français ne savent pas jouer ! Serait-ce vrai ? Comment moi, qui forçais la sixième à saute-mouton, moi qui restais le plus longtemps sur la butte quand nous jouions au « Roi détrôné », je ne saurais pas jouer à leur foot-ball ?... Les Français ont peur pour leur peau ! Et cette phrase, me trottant par la cervelle, devint une obsession telle que je ne pus dormir de longtemps. Pensez donc ! le surlendemain j’aurais à soutenir l’honneur du pavillon et je pris la résolution de leur prouver à tous, que si je ne savais pas jouer, je n’avais du moins pas peur pour ma peau.

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La Revue athlétique
p. 18-19

Le samedi arriva ; dès une heure j’étais prêt, coulé dans un jersey neuf, cerclé jaune et noir, bas et bonnet pareils, culotte courte. Je me trouvais fort bien dans cette tenue légère et chaude à la fois ; mais, très ému, comme un conscrit qui va pour la première fois au feu.
Sans sortir du parc attenant au Collège, nous nous rendîmes tous, joueurs et spectateurs, vers la grande pelouse sur laquelle des élèves jouaient au cricket en été et au foot-ball en hiver. Quand nous fûmes arrivés, le capitaine me prit par le bras et m’expliqua la tactique du jeu, et je dus bien vite reconnaître que le foot-ball ne ressemblait en rien à notre jeu du ballon : Vous voyez, me dit-il, ces deux portiques : ce sont les buts. Pour gagner un but, il faut d’un coup de pied faire passer le ballon par dessus la barre transversale.
« Si vous voyez le ballon venir à vous, empoignez-le ferme et courez avec vers le but ennemi ; si un adversaire le porte vers votre but, pendez-vous à lui pour l’empêcher de continuer sa route ; le reste nous regarde. Pour ce qui est des règles, des détails, ouvrez l’œil et vous apprendrez bien vite. Je vais diviser mes hommes en tirailleurs, en soutiens et en réserve ; nous appelons les premiers des « avants », car leur rôle est d’aller toujours de l’avant ; nous appelons les seconds « demi-arrières », puis vient le « trois-quarts arrière » et enfin les deux « arrières », réserve protégeant le but. C’est comme à la guerre, avec cette différence qu’au foot-ball, le ballon est l’ennemi. C’est lui que vous devez surveiller ; avancez s’il avance ; repliez-vous s’il est porté sur votre terrain ; vous jouerez avec les « avants. » Suivez toujours le ballon ; ne restez jamais en arrière, ne flânez pas et surtout n’ayez pas peur de recevoir quelques horions. Ça cuit un peu d’abord, mais cela endurcit la peau. »
Allons ! en place, nous allons commencer. Les deux capitaines jouèrent à pile ou face pour le choix du but ou du coup d’envoi : notre capitaine gagna et choisit le coup d’envoi. D’un formidable coup de pied il envoya le ballon par dessus la tête des joueurs ennemis. « Forward ! En avant ! en avant ! » cria-t-il, et nous nous précipitâmes tous dans la direction qu’avait prise le ballon. Les « avants » du camp opposé s’étaient aussitôt repliés sur leurs positions menacées ; ce fut une course effrénée entre les deux camps pour arriver premier, et je jouai des jambes de mon mieux afin de n’être pas en retard. Le ballon était tombé à quelques mètres du « trois-quart » qui s’en était saisi et voulant dégager son but et regagner le terrain perdu, s’était élancé à toute vitesse vers notre but, en prenant par les bas-côté, bien soutenu par ses camarades.
— « Arrêtez-le ! mais arrêtez-le donc ! » criait notre capitaine. Ceci s’adressait évidemment à moi qui étais le plus rapproché. Arrêtez-le donc, c’était facile à dire, mais j’avais beau allonger le compas de mes longues jambes, je n’arrivais pas à rattraper mon adversaire d’une semelle. Et je rageais, d’autant plus que celui-ci était plus petit que moi. Tout d’un coup, il fit un crochet de mon côté pour éviter un de nos « arrières » qui le guettait au passage, et, en me voyant sur sa route, il me chargea de toute vitesse, pensant qu’effrayé de cette brusque attaque, je me rangerais pour lui laisser le passage libre. Il se trompait ; j’étais bien décidé à n’en rien faire et au lieu de l’attendre, je m’élançai à sa rencontre. Le choc fut terrible ; nous nous étalâmes de toute notre longueur sur le dos à cinq mètres l’un de l’autre. J’attendis vainement une main compatissante pour m’aider à me relever ; mes camarades avaient bien autre chose à faire qu’à s’occuper de moi. Le ballon, que mon adversaire avait forcément laissé échapper, était de nouveau en jeu, porté par un des nôtres dans le camp ennemi. J’eus toutefois la satisfaction d’entendre notre capitaine me crier en passant : « Bien joué, » comme je restais un peu étourdi de ma chute, il m’envoya à l’arrière prendre la place du « trois-quarts. »
La partie continua pendant quelque temps sans incidents notables : le ballon tantôt frappé, tantôt porté se rapprochait et s’éloignait de notre but. Du poste qui m’avait été assigné, je pouvais suivre facilement les différentes phases par lesquelles passe une partie de foot-ball.
J’appris qu’une mêlée a lieu, quand le ballon est forcément mis à terre ; les « avants » des deux camps forment le cercle autour du ballon, et essaient de l’en faire sortir en le poussant du pied vers le camp ennemi. J’appris les différentes manières de frapper le ballon ; de le mettre en jeu lorsqu’il est sorti de la ligne de touche, autant de détails importants qui ne s’apprennent que par la pratique ; Mais ce qui me frappa le plus, ce fut la discipline avec laquelle les joueurs des deux camps obéissaient aux ordres de leurs capitaines. Pas de cris, pas de récriminations ; on n’entendait que les commandements, parfois un rappel à l’ordre aux « avants » qui lambinaient ou un mot d’encouragement quand une course rapide était faite. Tout d’un coup, un cri : « Gare là-bas ! » me tira de mes réflexions. Le ballon sorti d’une mêlée avait été happé au passage par un des joueurs du camp opposé qui se dirigeait de toute vitesse en ligne droite vers notre but ; mais se sentant serré de près par nos « avants » voyant sa route coupée par nos deux « arrières », il s’était débarrassé du ballon en le laissant tomber et en lui donnant un coup de pied au moment où il rebondissait.

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La Revue athlétique
p. 20-21

Le ballon arriva à mes pieds et je le saisis aussitôt. J’eus une seconde d’hésitation, me demandant ce que j’allais en faire, mais la voix du capitaine se fit de nouveau entendre : « Cours ! mais cours donc !... » Un coup d’œil suffit pour me montrer la route à suivre. Le bas-côté droit était libre ; passant en biais devant notre but, je pris ma course dans cette direction et je pus faire une trentaine de mètres sans être arrêté. Toute la bande, amis et ennemis, s’était mise à mes trousses, les uns pour me soutenir, les autres pour m’attaquer. Voyant les deux « arrières » ennemis se porter au-devant de moi, j’obliquai rapidement à gauche, me rapprochant du centre. La respiration commençait à me manquer ; cette course rapide à laquelle je n’étais pas habitué, avec ces crochets à droite à gauche, ces coups de reins pour éviter d’être saisi, m’avaient considérablement essoufflé. Il est vrai que j’eusse pu passer le ballon à un de mes camarades moins fatigué que moi ; cette manœuvre eût été plus dans la tactique du jeu, mais je le tenais et je voulais montrer ce que je pouvais faire. Encouragé par les cris des spectateurs : Well done, Frenchey ! Bien couru, longues jambes ! J’allais de l’avant ; je me répétais en-dedans de moi : — Ah ! les Français ne savent pas jouer ! Ah ! ils ont peur pour leur peau !... Et les dents serrées, haletant, j’allais toujours, bien résolu à ne m’arrêter que lorsque mes jambes se refuseraient à me porter. Il ne me restait plus qu’à passer les deux « arrières » et je ne me sentais guère assez de force pour les attaquer ou faire un crochet pour les éviter. Et pourtant dix mètres seulement me séparaient du but ! Je marchai droit sur l’« arrière » le plus rapproché ; mais au moment où il levait le bras pour me saisir, je fondis sur lui la tête baissée et quand il abattit son bras, j’avais passé. Ce mouvement avait été si rapide, le corps projeté en avant avec tant d’élan, que je m’étalai à terre avec le ballon sous moi.
Un hourrah se fit entendre, m’annonçant que j’avais fait merveille. J’étais tombé en dehors de la ligne du but ; nous avions droit à un essai qui, quelques instants après, nous donnait gain d’un but. Ce fut le seul but gagné de la partie.
— Vous jouez comme un Turc, me dit notre capitaine, en me tapant sur l’épaule. Je ne sais comment jouent les Turcs : j’ignore même si le foot-ball est entré dans les mœurs orientales ; j’en doute. Mais ce que je sais, c’est que je fus très fier du compliment et des félicitations des joueurs des deux camps sans distinction.
Et comme nous reprenions le chemin du collège, discutant sur les différentes péripéties de la partie, je sentis une main qui se faufilait dans la mienne. C’était mon jeune interlocuteur de la veille, qui essayait de se faire pardonner la remarque peu obligeante à l’adresse de mes compatriotes. Après m’avoir regardé un instant, il me demanda timidement.
— « Est-ce qu’ils jouent tous comme vous là ? »
— « Je ne sais, mon petit ami, lui répondis-je, car on ne leur a jamais appris ; mais si on leur apprenait, ils joueraient tous comme moi et peut-être mieux ! »

Un mois après, notre capitaine affichait la liste des « Quinze » composant la grande équipe et j’étais du nombre.

G. DE SAINT-CLAIR.

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Georges de Saint-Clair au Bois de Boulogne
En costume et chapeau haut-de-forme (3e en partant de la gauche), entouré de joueurs de lawn tennis, de rugby et d’athlètes du Racing Club de France (dans les années 1890).

Archives du Stade Français - © Tous droits réservés


Georges de Saint Clair, clef de voute du Sport Français

de Serge LAGET dans le magazine « Esprit : Sport et Olympisme » de déc. 2007.

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Georges de Saint Clair

II y a eu 120 ans le 29 novembre que Georges de Saint-Clair créait officiellement le sport français en créant l’Union des Sociétés Françaises de Course à Pied. C’était en 1887. Au moment où la dépouille de ce fantastique pionnier est menacée de la fosse commune, il nous a paru essentiel de raviver son souvenir, son œuvre.

Quelques noms de grands pionniers surnagent difficilement dans l’histoire du sport français. Ce sont pêle-mêle ceux de Pierre de Coubertin, Frantz Reichel, Henri Desgrange, Geo Lefèvre, Paul Rousseau ou Pierre Giffard. En piochant, on remonterait ceux de Charles-Simon, Robert Guérin, Eugène Chapus, des Michaux, d’Yves du Manoir ou de Richard Lesclide... Beaucoup trop sont oubliés. Exit le devoir de mémoire. Finie l’élémentaire politesse qu’on appela longtemps la reconnaissance du ventre. L’un de ces grands pionniers est d’ailleurs tellement oublié, que si l’on y veille pas, demain à Versailles, son corps finira à la fosse commune. C’est de cette figure majeure, si injustement perdue de vue, dont nous voudrions ébaucher un premier portrait.
Oui, sans Georges de Saint-Clair (1845-1910) point de sport français. Car c’est lui, et pas un autre, qui a tenu le sport français balbutiant sur les fonts baptismaux. En fait, jusqu’à plus ample informé, il n’apparaît guère qu’une dizaine d’année dans un paysage de la belle époque en train de devenir sportif, mais ce sont les années fondatrices : 1883-1895. Celles de la revanche après la défaite de 1870-71 et l’amputation de l’Alsace-Lorraine. Celles qui vont impulser le mouvement sportif français parfaitement hétéroclite et inconsistant jusque là. Comme Pierre Giffard, plus jeune officier de l’armée française, qui se fera l’apôtre des locomotions et techniques modernes, Georges a participé à cette guerre cruciale. Battu avec l’armée Bourbaki, il sera ainsi interné en Suisse, où il était né, par accident, à Plainpalais en 1845. Fils de diplomate, il descend par sa mère d’une vieille famille écossaise.

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Le Club-House du Racing à la Croix-Catelan en 1893
Le chalet tout neuf construit dans le Bois de Boulogne
sur la concession obtenue par De Saint-Clair
auprès du Conseil Municipal de Paris en 1886.

« Le Figaro Illustré » - sept. 1893

Études en Angleterre, vacances à Paris, cet ingénieur civil est entreprenant, courageux, polyglotte, sportif et aisé. Un ensemble de qualités, qui dans les années 1880 explique sa présence au Racing Club, qui a vu le jour en 1882. A la course a pied, matrice de la nouvelle société, il ajoute : « la pratique de tous les exercices propres à développer les forces physiques ». Idéaliste, humaniste, mais avant tout pragmatique, ses idées sont concrétisées par la mise en œuvre au Racing du football-rugby, du lawn-tennis, de jeu de paume, de l’escrime et du patinage. La rivalité et la complémentarité avec le Stade Français né en 1883 sont patentes, tellement que lors d’un rallye-paper [3] impliquant les deux clubs le 18 janvier 1887, notre magnifique barbu avec moustaches tombantes, qui a abandonné haut de forme, et col cassé serré, pour courir en jouant les lièvres traceurs comme cela lui arrivera régulièrement, lance l’idée d’une « Union des Sociétés Françaises de courses a pied ». Le but : « encourager la formation de sociétés similaires, perfectionner l’organisation des concours, propager les jeux de plein air ». Le sport français peut décoller. Le Stade adhère, le Racing club dont il est devenu le secrétaire général, tergiverse curieusement, tellement qu’il faudra attendre le 29 novembre 1887 pour que le projet soit adopté. Initiateur, Georges de Saint-Clair en sera logiquement le président, son précieux secrétaire sera le stadiste Labourdette. « Ludus pro patria », jouer pour la patrie, sa cause, sa maxime, figure à côté du titre de l’ouvrage majeur qu’il publie cette même année 1887, décidément clef : « Sports athlétiques, Jeux et exercices en plein air ».

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Jeux & Exercices en plein air
2e édition de 1889.
Le premier livre parlant du Rugby en Français.

La bible du sport, le mode d’emploi joyeux, documenté de quasiment toutes les disciplines. Un travail de bénédictin, et peut-être de franc-maçon, qui circule vite dans les écoles, comme livre de prix, et bien davantage. Le succès est tel, qu’une seconde édition paraît en 1889, « augmentée, illustrée ». La préface du Dr. F. Lagrange s’avale aussi vite que les 380 pages suivantes. En fait, c’est un livre d’aventures que Saint-Clair offre à une jeunesse réceptive et déboussolée. Fair play il cite volontiers de Coubertin, qui apparaît à ses cotés le 31 janvier 1889, quand « L’Union » se métamorphose et devient « L’Union des Sociétés Françaises de Sports Athlétiques », qui régentera, structurera, impulsera beaucoup, et freinera un peu le mouvement sportif jusqu’à la guerre de 1914-18, jusqu’à l’abominable revanche. Il est toujours président le bon Georges, il est toujours lièvre sur les rallye-papers, mais il a 45 ans, et son nouveau secrétaire général (avril 1890), efflanqué comme un mousquetaire gascon, a le feu sacré, et presque vingt de moins (né en 1863). Et Pierre cherche une situation lui, une position, et il comprend vite, que sur ce créneau, il y a à faire, et une chance unique à saisir. Ne payant pas de sa personne dans les sous-bois comme son âme, Pierre est très présent aux lunchs et toasts d’après compétitions, et il y est brillant, et il y affirme ses prétentions. Le baron a aussi un regard et une plume vive appréciée dès le n°1 de la « Revue Athlétique » (25 Janvier 1890) qu’il boucle seul. Qui plus est Pierre a aussi une ferveur frénétique que le « vieux » précurseur, et accessoirement vieil ami de la famille de Coubertin, n’a plus. En tout cas, Pierre tacle Georges doucement, puis de plus en plus fort. S’en rend-il compte De Saint-Clair ? Pas sûr !

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Football Rugby
Petite Bibliothèque Athlétique - 1895
Le premier livre français entièrement consacré au Rugby.
(ici annoté en 1899 par le cap. du Stade Carcassonnais)

C’est un pur, et il est complétement absorbé par son labeur au Racing, par ses soucis familiaux, par son apostolat à l’U.S.F.S.A. et dans l’édition car il continue de publier, par exemple de petits fascicules jaunes, très pratiques, très solides, très complets et très bon marché, qui seront les premiers livres rouges du sport. Figure emblématique de la très importante commission de football (rugby), une discipline virile importante pour la revanche, Georges, dont le portrait en frontispice, indique bien que son rôle est plus important que celui des autres membres, de Coubertin, et Sandford, consacre le premier volume de sa « Petite Bibliothèque Athlétique » à l’ovale. Dans ce travail, toujours consensuel, il est épaulé par E. St Chaffray, ex-capitaine du Stade Français. Tout y est. C’est clair, lucide, apostolique. « Les Sports Athlétiques » suivent en 1895, les auteurs sont F. Reichel, L. Mazzucchelli et un certain « Eole ». Peut-être un pseudo de Georges ? Signé « Let », la plaquette sur le tennis n’est pas loin derrière.

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Lawn-Tennis
Petite Bibliothèque Athlétique

Ils sont complémentaires Georges et Pierre, mais est-ce suffisant pour De Coubertin, qui a déjà « évacué » du paysage Paschal Grousset, un Communard, qui aurait eu avant lui l’idée de rénovation des Jeux Olympiques. Le match entre l’ancien et le moderne, entre ces apôtres avec particules, va se poursuivre sur le terrain, le Vicomte de Janzé ayant succédé à de Saint-Clair à la présidence de l’U.S.F.S.A. dès juillet 1891. Le baron, qui a arbitré des matches de football-rugby scolaires arbitre aussi la première finale du Championnat civil entre le Stade et le Racing le 20 mars 1892. N’est-ce pas une attribution de M. de Saint-Clair ? Était-il malade ? La médaille de vermeil de l’Union reçue en octobre 1891 l’a éloigné un peu plus du cœur des responsabilités. Toujours est-il que l’entreprenant baron dessine et offre le trophée, qui gravé par Brennus, deviendra le bouclier éponyme ? Se sont-ils partagés le travail ? Peut-être, puisque c’est Georges et non Pierre, Georges polyglotte, d’origine anglaise, et stadiste de cœur, qui arbitre le premier match international entre le Stade et Rosslyn Park, le 18 mars 1892. Est-ce plus important ? De Coubertin resurgit aux toasts. Alors ? Georges est-il de plus en plus préoccupé par la santé de son épouse ? À quasiment 50 ans, De Saint-Clair aurait encore arbitré en 1894, la finale du 3e championnat de France. Un chant du cygne pour le pionnier n’ayant aucun titre de noblesse...
Un dernier accessit, car de son coté De Coubertin a lancé dès 1892 son opération rénovation des Jeux, il va l’amplifier en 1894. C’est fini, pour Georges poussé vers la sortie pour une gestion distraite imputable à la santé déficiente de son épouse... On a oublié que c’est lui qui a transformé le Racing club de France en 1885, négocie la concession de la Croix-Catelan, organise les premières réunions d’athlétisme, et de cross, et les premiers matches de football-rugby, et brosse le statut de l’amateur, et organise les premiers championnats nationaux d’athlétisme dès 1888. Sans parler du reste. Bref,de Coubertin s’envole, de Saint-Clair disparait, s’efface. On ne retrouvera plus sa mention que dans de très rares occasions. Par exemple fin janvier 1907, quand l’Académie des Sports lui décerne le titre de « fondateur de l’athlétisme en France ». Et bien entendu, hélas, les 13 et 14 février 1910, lorsque paraitront les nécrologies annonçant sa disparition. De Coubertin assista-il aux obsèques ? Qu’importe. Avant sa récente entrée aux gloires du sport français, Georges de Saint-Clair aurait donc été complétement oublié pendant presque un siècle, si en décembre 1929, le grand journaliste Georges Bourdon, qui jadis avait couru sur des parcours tracés par notre éclaireur, n’avait évoqué son testament. II est toujours d’actualité, au moment où son repos éternel est menacé dans un cimetière de banlieue, répétons-le. De Saint-Clair souhaitait en effet juste avant sa disparition en 1910 : « Que l’on travaille à redresser le sport et à le remettre dans des voies pures du désintéressement et de la moralité. Que l’exercice physique et le jeu athlétique deviennent le bien commun de tous les Français, que le stade soit le lieu de rencontre du village et de la ville, de l’usine et du collège ».
Merci Monsieur de Saint-Clair !

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Georges de Saint Clair
Extrait du livre de Coubertin de 1909 :
« Une campagne de vingt-et-un ans ».

Voir sur Gallica :

[1La « Maison » contient une trentaine d’Élèves réunis autour d’un professeur et vivant avec lui. Le Collège anglais se compose de plusieurs maisons, entre lesquelles il y a rivalité pour les jeux comme pour le travail.

[2Tout travail et pas de jeux,
Font de Jack un enfant grincheux.

[3Épreuve où des coureurs doivent gagner un point déterminé qu’ils ignorent en se guidant sur des marques (papiers, etc.) disposées à cet effet par un premier concurrent.


Documents joints

Esprit - Sports et Olympisme (extrait) - déc. 2007

24 septembre 2020
Document : PDF
2.8 Mo

Georges de Saint-Clair, clef de voute du sport français
de Serge LAGET




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