1857 - Une partie de football au collège de Rugby

Extrait de « Tom Brown’s School Days »

dimanche 22 octobre 2017 par Jean-Luc

Forum de discussion en bas de page.

Voici un extrait de « Tom Brown’s School Days » de Thomas Hughes publié en 1857 selon la traduction française de J. Girardin de 1875.
Il raconte la vie d’un collégien anglais [1] vers 1830 à Rugby School. Le passage présenté ici décrit une partie de football comme pratiqué à l’époque selon les règles de Rugby. Le livre fut un tel best-seller à sa sortie (11.000 exemplaires vendus en quelques mois) qu’il est considéré comme l’un des facteurs majeurs à la popularité du jeu selon les règles de l’école. C’est après l’avoir lu que de nouveaux clubs, comme celui de Leeds, décidèrent de pratiquer le football de Rugby.
Le passage original tiré du livre en anglais (beaucoup plus long et détaillé) est disponible en téléchargement en bas de page avec la traduction.
A voir également en 2e partie un article traduit de l’anglais de Edward Kerr paru sur le site therugbymagazine.com qui explique comment le rugby a pu évoluer et s’étendre à partir de cette époque.

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« Tom Brown » de Thomas Hughes
Édition française de 1876

A une heure et un quart la cloche commença à sonner le dîner ; Tom et son ami se rendirent à la grande salle. Tom se plaça au bout de la seconde table, tout près du præpostor [2], qui siégeait en cet endroit pour maintenir l’ordre ; East était de quelques places plus haut. Alors, pour la première fois, Tom vit en corps ses futurs compagnons. Ils entraient à la file, les uns tout rouges et tout échauffés d’avoir joué au football, ou d’avoir fait une longue promenade ; les autres, pâles et grelottants pour avoir trop travaillé dans leurs études ; les autres revenaient de se chauffer au feu du pâtissier ; ces mortels délicats apportaient avec eux des pickles et des sauces dans de petites fioles, pour relever la saveur du dîner. Un grand personnage barbu, que Tom prit pour un maître, fit l’appel, pendant que l’on découpait rapidement les grosses pièces de viande sur une troisième table dans un coin.

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Tom fut servi le dernier.

Tom fut servi le dernier ; en attendant son tour, il était tout yeux, regardant d’abord, non sans terreur, le grand personnage assis à côté de lui. Ce personnage fut servi le premier ; tout en mangeant, il lisait un livre d’aspect rébarbatif. Quand il se leva pour aller près du feu, Tom se mit à considérer les petits garçons dont il était entouré ; les uns lisaient, les autres bavardaient tout bas, ou volaient le pain du voisin, ou se lançaient des boulettes, ou enfonçaient leurs fourchettes dans la nappe. Sa curiosité ne l’empêcha pas de dîner solidement. Le grand personnage cria : « Levez-vous ! » et dit les grâces.
« Allons à l’enclos, dit East.
— Allons à l’enclos, » répondit Tom avec empressement. Ils traversèrent le quadrangle, la cour de la cinquième première, et arrivèrent sur le terrain des jeux, East montra à son protégé la chapelle, et derrière la chapelle l’endroit où les querelles se vidaient à coups de poing. On avait choisi ce terrain parce que c’était le plus éloigné des logements des maîtres, qu’on ne voyait plus de ce côté après la première classe ou l’appel.
« Dites-moi, demanda East, ne trouvez-vous pas qu’il fait horriblement froid ? si nous faisions une petite course, » et il s’élança, suivi de très-près par Tom. East courait le plus fort qu’il pouvait ; son compagnon, qui n’était pas novice à la course, et qui tenait à montrer que, s’il était un nouveau, il n’était pas une poule mouillée, faisait de son mieux.

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Rugby school : the Close
« The Island » est mentionnée
comme « Old Pavilion ».

Ils traversèrent ainsi l’enclos, et quand ils s’arrêtèrent, la distance qui les séparait n’était pas d’un mètre.
« Hé, mais ! dit East, quand il eut repris haleine, en regardant Tom avec un certain respect, savez-vous que vous n’êtes pas mauvais coureur, mais pas du tout ? Je suis aussi bouillant qu’une rôtie !
— Mais pourquoi portez-vous un pantalon blanc en hiver ? dit Tom. Il avait remarqué que presque tous les élèves de la Grande-Pension étaient en pantalon blanc.
— Comment, vous ne savez pas ? C’est vrai, j’oubliais ; c’est aujourd’hui la grande lutte de la Grande-Pension. Oui, la Grande-Pension lutte au football contre tout le reste de l’école. Nous portons des pantalons blancs pour bien leur montrer que nous n’avons pas peur des horions. Vous avez de la chance d’être arrivé aujourd’hui ; vous verrez cela. Brooke m’a permis de prendre part au jeu.
— Qu’est-ce que c’est que Brooke ?
— C’est ce grand élève qui a fait l’appel au dîner. C’est le coq de l’école, et la tête de notre pension. A Rugby, il est le premier joueur de football.
— Oh ! montrez-moi l’endroit où l’on joue. Parlez-moi de tout cela. J’aime le jeu de football ; j’y ai joué toute ma vie. Croyez-vous que Brooke voudrait me laisser jouer ?
— Allons donc ! s’écria East non sans indignation ; vous ne savez pas les règles du jeu, il vous faudrait un mois pour les apprendre. Ce n’est pas une petite affaire de prendre part à un défi, je vous en réponds ; c’est bien autre chose que vos jeux des écoles privées. Ce semestre, il y a déjà eu une clavicule brisée, et une demi-douzaine d’élèves estropiés ; l’année dernière, un joueur a eu la jambe cassée. »

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Plan de l’enclos de la Rugby school
Les parties après 1850
sont postérieures au récit.
World Rugby Museum

Tom écouta avec le plus profond respect l’énumération de ces divers accidents. East et lui arrivèrent tout en causant à un endroit où deux énormes poteaux étaient plantés en terre à une quinzaine de pieds l’un de l’autre [3] ; une traverse les réunissait à une hauteur de dix pieds à peu près [4].
« C’est un des buts, dit East, et vous voyez l’autre en face, près du mur du docteur. La partie est en trois points ; le côté qui a fait deux points a gagné. Pour faire un point, il faut lancer le ballon juste entre ces deux poteaux, par-dessus la traverse. Si haut que le ballon soit lancé, le coup est bon, pourvu qu’il passe dans l’espace indiqué par les deux poteaux. »
East, pour se faire valoir aux yeux de Tom, entra dans une foule d’explications techniques où le nouveau venu se perdait complétement. Il se demandait en même temps s’il y avait, dans ces grandes parties, autant d’os brisés que son guide se plaisait à le dire.
Cependant, tout en devisant, ils avaient traversé de nouveau la cour de la cinquième et étaient revenus au quadrangle. En attendant l’appel, des écoliers s’exerçaient à lancer le ballon, qu’ils se renvoyaient de l’un à l’autre. Tous les joueurs appartenaient aux petites classes : c’étaient des amis de East. Tom eut le plaisir d’essayer ses forces ; voulant imiter East, il commença par enfoncer son pied de trois pouces en terre ; au second essai, l’on aurait dit qu’il tenait absolument à lancer sa jambe en l’air ; mais il apprit bien vite à se garder de ces deux excès, et mérita les éloges de son ami.
A mesure que l’heure approchait, le nombre des élèves augmentait ; les élèves des autres pensions chassaient devant eux des ballons tout en se rendant à l’appel. Au moment où l’heure sonna, cent cinquante écoliers étaient très-animés après leurs ballons. Le jeu cessa tout à coup ; le maître de semaine, en toque et en robe, venait de paraître. L’école tout entière, composée de trois cents élèves, entra dans la grande salle pour l’appel.

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Rugby School et Thomas Arnold
Illustration de l’édition anglaise
de 1857.

« Puis-je entrer ? dit Tom.
— Oui, répondit East, personne ne vous dira rien. Mais dans un mois vous ne serez pas si pressé de courir à l’appel. »
Le maître de semaine monta dans une chaire qui était près de l’entrée. Un des præpostor se tenait sur les marches de la chaire ; les trois autres se promenaient de long en large en criant : « Silence ! silence ! » La sixième classe (c’est la plus élevée) était tout près de la porte, à gauche ; elle se composait de trente élèves, de vrais hommes, à ce que pensait Tom, qui les regardait de loin avec une profonde admiration. La cinquième était derrière eux ; le nombre des élèves était double de celui de la sixième, mais ils n’étaient pas si grands. Voilà ce qu’il y avait à gauche. A droite, la seconde cinquième, et les classes des petits. Les præpostors continuaient à se promener au milieu.
Le præpostor qui est auprès du maître fait l’appel, en commençant par la sixième. Chaque écolier répond : « Présent ! » à l’appel de son nom, et sort ensuite. Quelques élèves de sixième s’arrêtent à la porte pour veiller à ce que tout le monde se rende sur le terrain des jeux. Bon gré, mal gré, tout le monde doit y assister.
Les autres élèves de sixième se rendent tout droit à l’enclos pour veiller à ce que personne ne s’échappe par les portes latérales.
Cette précaution est inutile en ce qui concerne les élèves de la Grande-Pension. « On ne nous surveille pas, nous, dit East avec orgueil, on se fie à notre honneur. Si quelqu’un faisait mine de se sauver, un jour comme celui-ci, c’est à nous qu’il aurait affaire. »
Comme le maître de semaine est myope, et que les præpostors sont de petite taille, et un peu distraits à cause de la grande affaire du jour, les élèves des classes inférieures, en attendant qu’on appelle leur nom, s’amusent à se lancer des glands, qui volent dans toutes les directions. De temps à autre, les prœpostors se précipitent sur les groupes et tombent à coups de canne sur quelque pauvre petit garçon bien tranquille, qui a aussi grand’-peur des coups de canne que des glands. Les coupables se tirent habituellement d’affaire en se faufilant.

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Les deux camps.

L’appel est fini, le jeu va commencer ; attention ! Les deux partis sont encore mêlés. Les joueurs accrochent leurs jaquettes, leurs chapeaux, leurs gilets, leurs cravates et leurs bretelles aux grillages qui entourent les jeunes arbres, et s’en vont deux par deux, trois par trois, à leurs places respectives.
Les grands joueurs sont au milieu. Les joueurs inférieurs de chaque camp gardent les poteaux.
Les pantalons blancs sont bien peu nombreux en comparaison de leurs adversaires : cinquante ou soixante tout au plus contre le reste de l’école. Sont-ils capables de lutter contre cette masse énorme ? Patience ! En tous cas, soyez-en sûr, ils feront de leur mieux. Vous pouvez déjà remarquer que si les pantalons de couleur sont plus nombreux, les pantalons blancs sont mieux disciplinés, mieux distribués aux différents postes. On tire à pile ou face pour savoir qui commencera. C’est le parti des pantalons blancs représenté par son chef, « le vieux Brooke. »
Le vieux Brooke jette un dernier regard sur ses troupes, il donne quelques ordres d’une voix brève, et on lui obéit sans hésitation. Il est plein de courage et d’espoir, le vieux Brooke, il a juste l’expression que je voudrais voir sur la figure de mon général, si j’avais à prendre part à une bataille.
« Êtes-vous prêts ?
— Nous sommes prêts ? »
Le ballon file du côté des pantalons de couleur ; il vole plus de 60 mètres avant de toucher terre, et ne s’élève pas à plus de douze ou quinze pieds du sol ; c’est un maître coup ; les pantalons blancs crient hourra ! et se précipitent en avant ; les pantalons de couleur renvoient le ballon ; ils le reçoivent de nouveau et le renvoient à leur tour au milieu des masses profondes des adversaires qui accourent au-devant. Les deux partis se confondent ; pendant plusieurs minutes on ne voit plus rien qu’une masse de joueurs qui se penchent vers le sol ; sur un point de cette masse règne la plus violente agitation. C’est là qu’est le ballon ; c’est là que se pressent les bons joueurs ; c’est là qu’on gagne de la gloire et qu’on attrape de bons coups de pied. On entend le bruit sourd du ballon qui rebondit : doug ! doug ! et les cris des combattants. C’est là ce qu’on appelle une belle bousculade [5], et je vous réponds que dans ce temps-là, un jour pareil, la première bousculade surtout n’était pas une plaisanterie.

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C’est fini, le ballon est lancé dans la direction des pantalons blancs, les pantalons de couleur lui font franchir les rangs des grands joueurs. La voix de Brooke et vingt autres voix crient à la réserve de prendre garde. Le capitaine de la réserve a déjà saisi le ballon au bond ; il esquive le choc des premiers ennemis qui se précipitent, et d’un bon coup il renvoie le ballon de leur côté.
Les poussées, les bousculades, se succèdent, tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre. Un spectateur inexpérimenté n’y comprendrait rien du tout ; il ne verrait plus devant lui qu’une masse de possédés, qu’un ballon de cuir exaspère jusqu’à la rage, comme un lambeau d’étoffe rouge met les taureaux en fureur.
Il y a trois quarts d’heure que l’on joue ; après avoir fait reculer leurs adversaires, les pantalons blancs reculent à leur tour ; le nombre l’emporterait-il sur la science et la discipline ? Le docteur [6] et quelques membres de sa famille regardent le jeu et semblent inquiets pour l’honneur de la Grande-Pension. Grâce à la présence d’esprit qui n’abandonne jamais Brooke junior au milieu des plus furieuses bousculades, grâce à l’énergie et à l’habileté du vieux Brooke, grâce au sang-froid de Crab Jones, qui joue avec un brin de paille dans sa bouche et daigne à peine tirer ses mains de ses poches, le ballon se rapproche peu à peu des poteaux de l’école. Un dernier coup de pied du vieux Brooke, et le ballon s’élève lentement, et passe entre les poteaux à cinq pieds au-dessus de la traverse [7].
Les pantalons blancs poussent des cris de triomphe, auxquels répondent de loin ceux qui sont restés à la garde du camp. Songez donc : une partie gagnée dès la première heure ; cela ne s’est pas vu depuis cinq ans !
Les deux partis échangent leurs positions ; dans le passage de l’une à l’autre, les partis du parti vainqueur ont à traverser les masses compactes des vaincus ; et le plus triomphant de tous, celui qui exprime le plus naïvement sa joie, c’est Tom, quoiqu’il soit à l’école depuis deux heures seulement ; il reçoit plus d’un horion au passage. Il ne s’en aperçoit même pas. Il est excité au delà de toute mesure. Tout ce que peut faire le grand élève de sixième préposé à la garde des poteaux, c’est d’empêcher Tom de se jeter au milieu des joueurs, quand le ballon approche de son camp. Il le garde auprès de lui et lui dévoile les mystères du jeu.
Les pantalons de couleur, très-mortifiés de leur défaite, adoptent une autre tactique. Ils veulent user de leur nombre et de leur force pour pousser, coûte que coûte, le ballon tout droit aux poteaux de leurs adversaires.
Le vieux Brooke lit dans leur jeu et place Crab Jones avec cinq ou six joueurs d’élite à la garde des poteaux pour renvoyer le ballon sur les côtés. Lui-même paye de sa personne ; il est partout à la fois, il pénètre au cœur des bousculades sans que rien puisse l’arrêter. S’il manque le ballon, et que les adversaires le lancent du côté du but, Crab Jones est là avec ses hommes, et le renvoie invariablement sur les côtés.
Il est cinq heures moins un quart ; l’attaque semble se ralentir ; mais voilà Crew qui s’élance et qui envoie le ballon derrière les poteaux des pantalons blancs, juste à l’endroit où leur camp est le moins bien défendu.
Quoi ! personne pour lui tenir tête ! Si, East est là. Le ballon est entre lui qui n’a que douze ans, et ce grand Crew qui en a dix-sept. Ils s’élancent tous les deux et donnent le coup de pied en même temps. Crew continue à courir sans chanceler ; le choc lance East en avant et il tombe sur l’épaule, comme s’il avait envie de s’ensevelir dans le sol. Oui, mais le ballon saute en l’air, et retombe derrière Crew, tandis que des bravos accueillent l’exploit de East. Warner le ramasse, tout boiteux et à moitié assommé ; il rentre au camp en clopinant, mais avec la conscience de s’être conduit comme un homme.
L’heure approche, les pantalons de couleur redoublent d’efforts ; ils s’avancent en colonne serrée, comme la vieille garde à Waterloo. Toutes les charges précédentes n’ont été que des jeux d’enfants. En vain Warner et Hedge leur tiennent tête, ils avancent toujours.

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Illustration de l’édition anglaise
de 1857.

Le vieux Brooke plonge au beau milieu de la bousculade ; il a le ballon ! non, il ne l’a pas. on l’entend qui crie : « Attention aux poteaux ! » Crab Jones est là à son poste ; il a le ballon, mais avant qu’il puisse le lancer, une charge tout entière lui passe sur le corps. La charge passée, il se relève, ayant toujours sa paille à la bouche, plein de poussière, mais aussi calme que jamais.
Le ballon roule lentement derrière les poteaux des pantalons blancs, juste au pied d’un groupe ennemi, composé des plus forts joueurs.
Là se trouve le præpostor, et, à côté de lui, Tom, à qui il a appris le jeu. Eh bien ! Tom, ton heure est venue ! Le sang des Brown bouillonne dans ses veines. Il s’élance en même temps que le præpostor, tous les deux se jettent sur le ballon, sous les pieds mêmes de la colonne qui s’avance ; le præpostor s’arc-boute sur ses mains et sur ses genoux pour soutenir le choc. Tom tombe tout de son long. Ceux qui conduisent la charge sont culbutés par-dessus le dos du præpostor, mais ils tombent à plat sur le pauvre Tom. « Le ballon est à nous ! » crie le præpostor en se redressant avec sa capture ; « mais relevez-vous vite ; il y a là un petit garçon que vous écrasez ! » On se hâte de les tirer de là, et l’on découvre Tom sans connaissance.

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Le vieux Brooke le relève.

Le vieux Brooke le relève : « Écartez-vous, dit-il, donnez-lui de l’air. Il n’a rien de cassé, » ajoute-t-il après l’avoir tâté partout. « Eh bien, mon petit, comment cela va-t-il ? »
Tom reprend connaissance, respire avec force et répond : « Très bien, je vous remercie, parfaitement bien.
— Comment s’appelle-t-il ? demande Brooke.
— Oh ! c’est Brown, un nouveau ; je le connais, dit East en s’approchant.
— Eh bien ! c’est un brave petit homme, et ce sera un bon joueur, » dit Brooke.
Cinq heures sonnent. Cette partie est nulle. Ainsi finit la première journée de la grande lutte.
Comme les écoliers s’en allaient chacun de son côté, East, appuyé sur le bras de Tom, se demandait tout en boitant quel festin d’extra ils feraient pour célébrer cette glorieuse journée, lorsque les deux Brooke passèrent à côté d’eux. Le vieux Brooke, en reconnaissant East, s’arrêta, et lui dit en lui mettant doucement la main sur l’épaule : « Bravo ! mon petit, vous avez fait là un fameux coup. Vous ne souffrez pas trop, j’espère ?
— Pas du tout, répondit East ; une petite entorse, ce n’est rien.
— Bon, remettez-vous tout à fait pour samedi prochain. »


Retracer la croissance initiale du rugby avec le conte des Toms

Écrit par : Edward Kerr sur therugbymagazine.com.

L’émergence du rugby dans le sport que nous connaissons et aimons aujourd’hui s’est développée sur le terrain de jeux de la Rugby school, influencée par les valeurs qui ont dirigées les Britanniques à travers le monde.

Après la rébellion à la Rugby school de 1797 [8], les jeux dans les écoles de province de toute la Grande-Bretagne ont commencé à prospérer. Violents et agressifs, ils étaient cependant contrôlés et canalisaient les énergies des jeunes garçons dans un environnement organisé et sûr.

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Thomas Arnold

Cependant, le jeu à la Rugby school est devenu plus que cela, et en particulier sous leur directeur de 1828 à 1841, Thomas Arnold. Il était un partisan du « Christianisme Musclé » (Muscular Christianity), un mouvement philosophique caractérisé par le devoir, la virilité, l’athlétisme, le travail d’équipe et la discipline.
Arnold lui-même croyait au soin de son prochain, à l’esprit d’équipe, au contact physique, au travail acharné et à une solide éducation morale chrétienne. Ce Christianisme Musclé ouvrait également la voie aux Britanniques du monde entier, où ses dirigeants se caractérisaient par un esprit de compétition pour repousser leur limites ; et où mieux apprendre ces valeurs que sur un terrain de jeux ?
Les idéaux d’Arnold se sont encore répandus avec la publication de « Tom Brown’s Schooldays », et pour quiconque a lu le livre, vous aurez certainement une bonne impression du jeu joué à la Rugby School et de l’imposante figure qu’Arnold lui-même jette sur l’histoire.
Le roman a été écrit au début de 1856 par Thomas Hughes, un ancien élève, pour son fils de huit ans, Maurice, pour montrer à quoi il pouvait s’attendre lorsqu’il suivrait les traces de son père.
Le but de Hughes en écrivant le livre était d’inculquer l’importance du caractère, du comportement d’un gentleman et des valeurs qui pouvaient être apprises du sport qui avait eu une si forte influence sur son temps à l’école. Il voulait que l’histoire soit éducative, mais divertissante en même temps. Ce fut un énorme succès et il reste populaire dans le monde entier.
Le match de football à son époque n’était cependant pas organisé par les maîtres de l’école ; il restait du ressort des élèves. Là où il y avait des règles, elles restaient flexibles et changeaient chaque année avec les nouvelles promotions. Différentes écoles avaient également leur style de football, chacune transmise par le bouche à oreille année après année.
Cependant, au départ, ces jeux différaient peu des jeux joués à travers l’Angleterre depuis des siècles.
Alors que le nombre de joueurs était illimité, il y en avait généralement entre 40 et 60 de chaque côté, et il n’y avait pas non plus de limite de temps, les gagnants étant les premiers à marquer deux buts.

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C’est là ce qu’on appelle une belle bousculade.

Ceci est mis en évidence, entre autres parties du jeu, dans l’extrait suivant de Tom Brown’s Schooldays :
« Tom suivit East à travers le terrain plat jusqu’à ce qu’ils arrivent à une sorte de potence gigantesque de deux poteaux de dix-huit pieds de haut, fixés debout dans le sol à environ 14 pieds l’un de l’autre, avec une barre transversale allant de l’un à l’autre à une hauteur de dix pieds ou à peu près.
« C’est l’un des buts », déclara East, « et vous voyez l’autre là-bas, juste en face, sous le mur du Docteur. Eh bien, le match se décide au meilleur des trois buts ; le camp qui marque deux buts l’emporte ; et il ne marquera pas, vous voyez, juste en frappant le ballon à travers les poteaux ; il doit passer par-dessus la barre transversale ; n’importe quelle hauteur fera l’affaire, tant que c’est entre les poteaux. Vous devrez rester dans l’en-but pour aplatir le ballon quand il roule derrière les poteaux, parce que si l’autre camp l’aplatit, il obtient un essai de but. Ensuite, nous les joueurs des quarts, nous jouons à peu près devant le but ici, et devons récupérer le ballon et le renvoyer au pied avant que les gros de l’autre camp ne s’en emparent. Et devant nous, tous les joueurs les plus costauds jouent, et c’est là que se déroulent principalement les mêlées. »
Le respect de Tom augmentait alors qu’il luttait pour comprendre les détails techniques de son ami, et l’autre se mit à expliquer les mystères des « hors jeu », « drops », « renvois », « coups de pied placés » et autres subtilités de la grande science du football. »

Il est donc clair à ce moment que taper le ballon au-dessus de la barre transversale était un aspect important du jeu, et en effet, comme c’est le cas au football aujourd’hui, seuls les buts comptaient pour le score. Cet extrait met également en évidence certaines des classifications que nous utilisons pour des événements spécifiques dans le jeu d’aujourd’hui : la plus emblématique est « un essai de but » obtenu en aplatissant le ballon s’il est au-delà de la ligne de but ; mais il y a des mêlées là-dedans, et un semblant de positions et de noms pour différents types de coups de pied.
Il y avait aussi d’autres aspects du jeu que Thomas Hughes a joué à son époque à l’école et qui restent aujourd’hui. Lorsqu’un essai de but était marqué, le joueur qui marquait renvoyait au pied le ballon à un coéquipier directement derrière lui sur le terrain de jeu. S’il attrapait le ballon et faisait un marque, il était autorisé à placer le ballon et à botter pour but, mais en même temps, le camp adverse était autorisé à le charger depuis sa propre ligne de but. La charge est toujours autorisée pour les transformations, bien qu’avec autant de joueurs se précipitant sur vous pour éviter de concéder un but, il n’est pas étonnant que les élèves de l’école aient changé les règles pour envoyer le ballon par-dessus les poteaux et non dans le but.
Bien que cet extrait semble assez similaire au jeu que nous apprécions à notre époque, il y avait encore de nombreuses différences - les matchs avaient tendance à consister en des mêlées pour la plupart, mais pas comme nous les connaissons aujourd’hui. Avec n’importe quel nombre de personnes autorisées à se joindre, en restant debout pour pousser plutôt que de pousser en un groupe soudé, le but était de dribbler le ballon vers l’avant avec la mêlée et sur la ligne d’essai adverse ; le talonner hors de la mêlée était considéré comme de la triche !
Il y a d’autres caractéristiques clés du jeu d’aujourd’hui qui viennent de cette époque ; les joueurs de chaque maison recevaient des casquettes (caps) afin de se différencier les uns des autres, et c’est pourquoi des caps sont attribuées dans les rencontres internationales d’aujourd’hui. Il convient également de noter que les écoliers de Rugby portaient des maillots blancs, ce qui a été repris comme une tradition lors du premier match international auquel l’Angleterre a joué, d’où leur tenue blanche.
La question de savoir si l’on pouvait courir avec le ballon en main restait discutable même au début des années 1830, bien qu’elle se soit développée au cours de cette décennie et ait finalement été popularisée par « le grand runner-in » Jem Mackie. Il fut expulsé de l’école après un « incident » non précisé, mais s’il ne l’avait pas été, peut-être aurait-il pu être considéré à la place de William Webb Ellis comme le fondateur du Rugby Football ?
Thomas Harris, le contemporain de Webb Ellis mentionné précédemment, souligna lors de l’enquête de 1895 [9] que courir avec le ballon en main était absolument interdit pendant les années 1820.
Thomas Hughes aurait déclaré à l’enquête : « Au cours de ma première année, 1834, courir avec le ballon pour aplatir dans l’en-but n’était pas absolument interdit, mais un jury composé de rugbymen de l’époque aurait presque certainement donné un verdict d’« homicide justifiable » si un garçon avait été tué alors qu’il courait balle en main. »
De plus, un élève du nom de JR Lyon, à l’école dans les années 1830, indiqua que cela était permis si le joueur pouvait résister au bombardement de « hacking » et de plaquage au cou.
Le « hacking » consistait simplement à donner un coup de pied dans les tibias d’un adversaire, et cela deviendra un point de discussion important et controversé à mesure que le jeu va évoluer. En effet, on a l’impression que le jeu à cette époque n’était guère plus que montrer sa capacité à donner et à prendre un hack. Cela a bien sûr été prôné par les principes victoriens et le « Christianisme Musclé » de l’époque - c’était le plus grand test de virilité.
À la fin des années 1830, le bouche à oreille n’était plus un moyen suffisamment efficace pour transmettre les règles du jeu, et donc en 1845, le jeu de football de la Rugby School possédait son premier ensemble de règles écrites. Les personnes choisies pour rédiger les règles furent William Arnold, le fils de l’ancien directeur alors décédé, et WW Shirley, qui allait devenir professeur à l’Université d’Oxford.
Leurs règles étaient loin d’être précises et ne couvraient réellement que certains domaines souvent contestés, laissant le reste aux connaissances déjà disponibles des écoliers de Rugby. Elles définissaient cependant le concept important de hors-jeu, ainsi que l’indication que tous les matchs étaient tirés au sort après cinq jours, ou trois s’il n’y avait rien eut de marqué. De toute évidence, personne n’était pressé d’obtenir des résultats décisifs - il s’agissait vraisemblablement de longs jeux ou de travaux scolaires ?
Eton emboîtera le pas, rédigeant leurs règles en 1849, suivi peu de temps après par Shrewsbury en 1855, Westminster en 1860 et Charterhouse en 1862.
Les mêmes problèmes sont également soulevés au-delà de l’école dans les universités, où d’anciens élèves se retrouvent face à face avec les différentes formes de football pratiquées par d’autres écoles à travers le pays. Un ancien élève de Rugby du nom d’Albert Pell, désireux de fonder un club de football à Cambridge en 1839, fut déçu de ne pouvoir convenir d’un ensemble de règles.
Cette imprégnation du code du rugby ne se propagea pas seulement aux universités avec d’anciens élèves, mais aussi par d’autres biais, Marlborough adoptant le football de Rugby en 1852 lorsqu’un ancien directeur de Rugby rejoignit l’école. Clifton a également repris le code lorsqu’un ancien élève de Rugby en est devenu le directeur. D’autres écoles reprendraient aussi le Rugby, inspiré par ses racines qui plongent dans les vertus du « Christianisme Musclé », et presque toujours en remplacement de leurs propres jeux.
La diffusion du jeu fut facilitée en grande partie par la publication de « Tom Brown’s Schooldays » et des nombreux anciens élèves de la Rugby School qui transformèrent le sport en un passe-temps pour adultes.
Il est triste de dire cependant que le jeune garçon pour qui « Tom Brown’s Schooldays » fut écrit n’eut jamais l’occasion de le lire ou de jouer au jeu qui était si respectueusement décrit dans ses pages. Maurice Hughes décèdera deux ans après la publication du livre.
La diversité des styles et la disparité des règles seront accentuées par la croissance rapide du football au milieu du 19e siècle et finira par arriver à un point critique. Le football dans son ensemble sera remis en cause, et sans les désirs et les décisions de certains individus et clubs, notre paysage sportif aurait pu être bien différent...

Voir aussi :

[1Quasi autobiographique : Hughes fut élève de l’école

[2Élève de la 6e classe qui surveille les petits.

[3environ 4,6 mètres

[4environ 3 mètres

[5Scrummage en anglais - mêlée en français

[6le Dr Thomas Arnold (1795-1842), le directeur historique de l’école à l’époque

[7Cette traduction française est beaucoup simplifiée par rapport au texte original. Voir le document .pdf en pied de cette page pour avoir la version originale traduite qui décrit la méthode pour marquer un but (ce que nous appelons une transformation) après qu’un joueur ait aplati la balle dans l’en-but adverse entre les poteaux (ce que nous appelons aujourd’hui un essai). « C’était un procédé très compliqué , qui consistait à donner un coup de pied de volée dans la balle (punt-out) pour le faire sortir de l’en-but dans lequel le coureur était entré, afin qu’ensuite un autre joueur de son équipe tente un coup de pied entre les poteaux pour marquer un but » (cf. « Les règles du jeu de Rugby 1845 et 1871 » de Jed Smith).

[8La Rugby school fût régulièrement secouée par des révoltes étudiantes au XVIIIe et XIXe siècle comme beaucoup d’autre Public school du pays. Voir 1797 Rugby School rebellion sur wikipedia (en anglais).

[9Une lettre de Matthew Bloxam est publiée en 1880 dans « The Meteor » :

Un garçon du nom d’Ellis - William Webb Ellis - un garçon de la ville et un fondateur, ... alors qu’il jouait au football sur le Bigside au cours de cette demi-année [1823], a attrapé le ballon dans ses bras. Cela étant, selon les règles d’alors, il aurait dû se reculer autant qu’il le voulait, sans se séparer du ballon, car les adversaire ne pouvaient avancer qu’à l’endroit où il avait attrapé la balle, et n’étaient autorisés à charger que lorqu’il l’aurait botté ou qu’il l’aurait placé pour que quelqu’un d’autre donne un coup de pied, car c’est au moyen de ces coups de pied placés que la plupart des buts étaient tentés, mais au moment où le ballon touchait le sol, le côté opposé pouvait se précipiter. Ellis, pour la première fois, ignora cette règle, et en attrapant le ballon, au lieu de se retirer en arrière, il se précipita vers l’avant avec le ballon dans ses mains vers le but opposé, avec quel résultat quant au jeu je ne sais pas, je ne sais pas non plus comment cette infraction à une règle bien connue a-t-elle été suivie ou quand elle est devenue, comme c’est le cas aujourd’hui, une règle permanente.

Bien que l’enquête de la Rugby Football Union en 1895 n’ait trouvé aucune preuve réelle, elle décida de perpétuer le mythe.


Documents joints

Les règles du Football de 1845

23 novembre 2019
Document : PDF
1016.1 ko

Telles que jouées à la Rugby School.
avec traduction en français.


Tom Brown’s Schooldays (extrait) de Thomas Hughes

16 mai 2017
Document : PDF
110.9 ko

Texte original en anglais de 1857 + traduction.
Beaucoup plus long et détaillé que la parution en français de 1875 présentée ci-dessus.




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