« Le Plein Air » - mars 1910
Par Garcet de Vauresmont [1]
Quelle est la meilleure tactique en Football Rugby ?
Il y a quelques années, une équipe de football rugby est venue en Angleterre, désireuse de montrer aux compatriotes de la patrie-mère la conception que l’on se faisait, aux antipodes, du jeu dont les Anglais sucent la science, pour ainsi dire, avec le lait de leur nourrice et dans lequel ils sont — ils étaient plutôt – des maîtres incontestés [2].
Le résultat fut foudroyant. Toutes équipes, petites ou grandes, du Royaume-Uni, subirent la loi des Coloniaux et furent, haut la main, battues, sauf une seule, l’équipe nationale du Pays de Galles.
Mais il est bon d’ajouter que le match s’était joué par un temps épouvantable, sur un terrain détrempé par de persistantes pluies, où les qualités de vitesse et d’adresse des Zélandais se trouvèrent fort empêchées de leur habituelle maestria.
Cette victoire in-extremis du Pays de Galles n’était pour toutes les équipes précédemment défaites qu’un cordial impuissant à panser leur blessures d’amour-propre. L’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande, gravement échaudées, se prirent à réfléchir sur les causes de leur insuccès répétés.
Comment pouvait-il se faire que des hommes de qui les exploits trop lointains n’avaient, jusque-là, que fort peu troublé le sommeil des Anglais, si même ils étaient arrivés à leurs oreilles, se jouassent avec une aussi dérisoire facilité d’équipes dont la célébrité était mondiale ?
Les Néo-Zélandais avaient bien une méthode à eux, une méthode où la formation inattendue de l’équipe avait amené sur les lèvres des sourires empreints d’ironie. Sept avants ! Que feraient-ils jamais contre les huit colosses écossais ou anglais ? On déchanta et l’on éplucha de près la méthode néo-zélandaise. Puis, les avis se partagèrent. Des clubs l’adoptèrent ; d’autres restèrent fidèles à la conception anglaise.
Les premiers, qui avaient sans doute cru se réserver, par la seule attribution de nouveaux gestes, les faveurs de la victoire, furent vite déçus et n’insistèrent point. Et bientôt la méthode zélandaise n’eut plus aucun partisan.
Mais, les Néo-Zélandais, à la fin de leur séjour en Europe, étaient venus jouer à Paris, contre une sélection de nos quinze meilleurs joueurs, un match dont ils sortirent congrument vainqueurs par 38 points – seulement – pendant que nous en marquions 8. Leur méthode nous frappa comme elle avait frappé nos voisins.
Une, puis deux équipes parisiennes, par instinct simiesque, en tentèrent aussitôt l’application. Le Racing-Club de France, d’abord, puis le Sporting Club Universitaire de France formèrent leur équipe à la façon des Néo-Zélandais. Cela dura ce que durent les roses. Les néophytes avaient bien vu que la répartition nouvelle des hommes sur le terrain valait surtout par la qualité des joueurs ; mais c’était, parait-il, un trop gros labeur d’exercer spécialement quinze hommes à un travail dont les conséquences – favorables, bien entendu – ne semblaient pas d’immédiate réalisation. Ils y renoncèrent, tout comme l’avaient fait les Anglais.
Plusieurs années se passèrent lorsqu’on apprit qu’un troisième club, le Stade Français, adoptait pour toutes ses équipes, la fameuse méthode. Et chacun de sourire. Le Stade Français y renoncerait avant longtemps, ou devrait perdre tout espoir de reconquérir le Championnat de Paris.
Qu’est-ce donc que la méthode de rugby zélandaise ? En quoi diffère-t-elle de la méthode française, dite galloise ? [3] Qu’en peut-on craindre ? Qu’en peut-on espérer ? C’est l’explication que nous allons tenter.
On sait qu’une équipe de rugby se compose de quinze hommes ; un arrière, quatre trois-quarts, deux demis et huit avants,
selon la formule connexivement adoptée en Angleterre et en France.
Ces quinze hommes, à la manière zélandaise, se distribuent sur le terrain d’une toute autre façon : un arrière, trois trois-quarts, deux cinq-huitièmes, un winger ou ailier, un demi et sept avants.
Les tableaux 2 et 3 qui accompagnent cet article montrent exactement, dans les deux formations, la position exacte des joueurs sur le terrain.
Dès le premier coup d’œil, on s’aperçoit que la formation zélandaise laisse, derrière la mêlée, sept hommes en liberté et que ces sept hommes, inéluctablement, doivent prendre, en fin de compte, le dessus sur les six de la formation galloise. C’est là un des gros avantages de la méthode zélandaise.
Mais, me dira-t-on, l’homme que vous avez en plus sur le champ, est en moins dans la mêlée ; l’avantage que, d’un côté, il peut vous procurer, devient défaut, puisque vos avants ne seront que sept contre les huit gallois ; de là, un enfoncement probable et une dislocation possible de votre mêlée, avant qu’elle ait pu faire quoi que ce soit d’utile.
Je réponds : ceci n’est qu’apparence. Il est bien certain que, s’il s’agissait, pour sept hommes, d’en repousser huit, ne fut-ce que de quelques mètres, ils n’y arriveraient que trop rarement. Mais nous l’avons vu, par exemple des Néo-Zélandais, et nous commençons à nous en rendre compte par l’exemple du Stade Français, il ne s’agit que de soutenir, l’espace peut-être d’une seconde, la première poussée de huit adversaires, le temps pour les deux hommes de tête de happer le ballon du pied intérieur et de le chasser en arrière. Ce n’est plus une question de force ou de poids, mais uniquement d’adresse.
Bien mieux, l’équipe zélandaise tire de sa formation - deux, trois, deux - un avantage qui ne saute peut-être pas aux yeux, mais qui n’en est pas moins réel. C’est, dès que le ballon est sorti, la dislocation instantanée de la mêlée et les hommes d’aile, à droite et gauche, tout de suite prêts à soutenir les lignes arrières. Et, de même, une reformation plus facile de la dite mêlée.
Un autre avantage de la formation zélandaise est discutable. L’effort des cinq joueurs (2e et 3e ligne) se dirige sur les deux hommes de la première ligne, et y détermine une manière de coin, qui tend à séparer les trois hommes de tête de la mêlée adverse et à disloquer, par suite, la mêlée elle-même. Les ailiers de celle-ci sont obligés à un double effort : en avant, pour maintenir l’adversaire ; de côté, pour conserver avec leur tête de mêlée le contact que leur font perdre les deux têtes de la mêlée zélandaise.
Enfin, la position même des avants zélandais est pour la sortie du ballon d’une importance capitale. Talonné par la jambe « intérieure » des têtes de mêlée, il doit passer, sans obstacle, entre les jambes du centre de la seconde ligne et entre les deux hommes de la troisième. Il y a, là, une sorte de « couloir » où il s’engouffre, pour arriver sans accroc aux mains du demi qui l’attend. Pur question d’adresse et de pratique. Immobilisé, dès son entrée dans la mêlée, il doit rouler, « sur le plat », afin d’éviter les caprices de ses pointes, jusqu’à sa sortie du tunnel.
Le winger ou ailier (wing, aile) est précisément le huitième avant que les Néo-Zélandais ont détaché de la mêlée, pour lui donner un rôle plus actif, plus efficace, mais délicat et fort difficile.
Tout d’abord, il a pour emploi fondamental la mise du ballon en mêlée. Cela, ce n’est rien, mais il a, en outre, toutes les charges et attributions du demi d’ouverture de la méthode galloise. Il participe à l’attaque, sans s’y interposer ; il va là où il juge que sa présence est nécessaire ; souvent, il doit être partout à la fois, c’est un trois-quarts en liberté ; il est là pour gêner le plus possible tout le monde - du camp adverse. Si, avant l’intervention du cinq-huitièmes le demi de mêlée s’échappe, le winger est le mieux placé du monde pour l’aider, recevoir la balle qui risque d’être interceptée ou plaquer l’homme qui l’a interceptée, avant qu’il n’ait pu agir. Le rôle du winger est, pour être bien joué, de tous les rôles, le plus difficile. Il doit être bon demi, excellent trois-quarts, avant impeccable.
Les Néo-Zélandais, ces chercheurs de quintessence ne se sont pas contentés des cinq trois-quarts, fréquemment utilisés en Europe. Ils ont imaginé, en détachant un homme de cette ligne et en lui donnant un compère, sous le nom mystérieux de cinq-huitièmes, de constituer, entre le demi et les trois-quarts, une ligne supplémentaire d’attaque.
Voyons tout d’abord leur disposition sur le terrain.
On voit nettement la situation. Le cinq-huitième qui reçoit du demi le ballon, a toujours, qu’il choisisse pour son attaque la gauche ou la droite, deux hommes prêts à le soutenir ; l’autre cinq-huitième et le trois-quarts aile, si c’est la droite ; les trois-quarts centre et aile, si c’est la gauche ; sans compter l’intervention, dans les deux cas, du winger. C’est donc, d’un côté ou de l’autre, la mise en action de cinq trois-quarts. Le sixième, l’aile, avance en ligne droite et surveille les déplacements de jeu, opération souvent très profitable, car cette aile n’a, au pis aller, pour lui barrer le chemin, qu’un trois-quarts, si même celui-ci n’a pas été absorbé par la défense de son équipe, auquel cas l’arrière reste seul à éviter, et c’est là que le winger peut encore intervenir efficacement pour réserver au besoin la passe.
Quand la mêlée est ordonnée près d’une touche, la vision est encore plus suggestive des ressources que donne la formation zélandaise.
On ne peut se tromper sur l’action immédiate du winger, qui gêne par sa présence la défense adverse, et l’action successive des cinq-huitièmes et des trois-quarts.
La méthode de rugby zélandaise est en soi une méthode extraordinairement puissante et fertile ; elle apporte au jeu une animation des plus plaisantes, aux joueurs un champ presque infini de combinaisons nouvelles et inattendues, dont manque bien un peu, avouons-le, la formation galloise. C’est comme une nouvelle ère qui s’ouvre.
Mais elle est, en revanche, d’assimilation ardue et de digestion laborieuse. Doublement laborieuse, car il faut à la fois, rejeter les anciens errements et en adopter de nouveaux. Les Anglais eux-mêmes y ont renoncé ? Voilà une raison ! Ne sommes nous pas en train, déjà, d’introduire dans le rugby classique les ressources de notre caractère souple et primesautier, qui les déroute si souvent ?
J’espère, pour ma part, que la méthode zélandaise, une fois convenablement adaptée à nos moyens nationaux, nous permettra, avec quelques satisfactions d’amour-propre, de parler un jour du « rugby français ».
G. DE VAURESMONT.
New Zealand Graphic, 16/12/1905
« L’Auto » du 5 décembre 1909
Par Charles BEAURIN (capitaine du Stade Français)
Une innovation en France. — Excellente initiative.
A la suite de la venue en Angleterre des nouveaux Zélandais et de leur triomphale tournée, l’emballement pour leur jeu fut tel que bien des équipes, anglaises et françaises, crurent devoir les imiter en ne jouant plus qu’à sept avants et en baptisant leurs joueurs « wingers » et « cinq-huitièmes ». Mais la modification ne porta que sur les signes extérieurs, sur la dénomination et la disposition des différents éléments des équipes, à défaut de la moindre idée de ce que pouvait être le rôle des individualités. Aussi l’essai fut-il vite abandonné, parce que les résultats en étaient déplorables.
Ces essais infructueux sont vraisemblablement la cause de l’ironie et du scepticisme avec lesquels fut accueillie la nouvelle que le Stade Français adoptait à son tour la formation zélandaise. La période de tâtonnements, d’étude, on peut dire de dressage, que comporte toute innovation, surtout en matière de rugby, a apporté dans l’équipe du vieux club un certain désarroi, qui a paru et paraît encore justifier les appréhensions de ses fervents et l’espoir de ses rivaux que le bouleversement des anciens agissements lui fasse perdre sa prédominance sur les champs de football rugby.
L’Auto m’a demandé de faire connaître à ses lecteurs les motifs qui ont déterminé le Stade Français à essayer d’appliquer la méthode zélandaise et à persévérer dans une voie qui semble si dangereuse. Il m’est d’autant plus agréable de répondre à cette question que j’ai été fréquemment peiné de voir notre tentative accueillie par des commentaires vraiment injustes et sévères et des critiques désobligeantes, au lieu de l’être par les encouragements auxquels me paraît lui donner droit le but poursuivi.
En admettant même qu’après une longue période, le Stade s’aperçoive qu’il a fait fausse route et renonce à son innovation, le préjudice sera pour lui seul. Mais n’aura-t-il pas fait une œuvre louable et sportive, profitable à tous, en cherchant, avec tout le soin désirable, si réellement la mise en pratique d’un système qui a donné de si beaux résultats à ses inventeurs ne constituerait pas une amélioration du football français ? Cet effort mérite-t-il donc les sarcasmes qui ne lui ont pas été ménagés ?
Le Stade Français, j’en suis convaincu, ne sera pas obligé à abandonner son essai ; le moment de la mise au point approche même à grands pas, et, avant peu, les résultats obtenus surprendront et convaincront même les plus sceptiques.
LA VITESSE DU JEU
Les raisons de ma conviction sont bien simples. Depuis quelques années, notre conception du football en France s’est heureusement modifiée, toujours dans le sens de l’accélération de la vitesse du jeu qui tend de plus en plus à supplanter la suprématie de la force brutale, en supprimant, ou tout au moins en restreignant, dans la mesure du possible, les occasions de corps à corps et de lutte si dangereuse. Or il n’est pas, à mon sens, de chose qui entrave plus cette évolution que la mêlée telle qu’elle est conçue actuellement. Peut-être, au moment où nos essais auront été couronnés de succès, la mêlée aura-t-elle été complètement supprimée ? Mais, en attendant, c’est déjà un grand progrès d’avoir un avant de moins, un arrière de plus. C’est aussi un grand progrès d’avoir une mêlée qui peut se disloquer avec une promptitude infiniment plus grande que la mêlée à huit, et qui, en outre, permet un talonnage tellement rapide que la poussée des avants a besoin d’être d’une ou deux secondes au plus si elle est bien coordonnée.
LA MÊLÉE NÉO-ZÉLANDAISE
La mêlée zélandaise, disposée en trois rangs, respectivement de deux, trois et deux joueurs, ainsi qu’il est indiqué au graphique ci-dessus, a été combinée de telle sorte que la résultante des efforts de chaque joueur aboutisse en un point donnée, de façon à opérer sur la mêlée adverse à la manière d’un coin rentrant dans le centre de l’opposition dont quelques joueurs supportent tout le choc alors que les autres donnent un effort inutile.
La meilleure utilisation de ces efforts doit compenser la différence d’un jouteur en moins. En outre, la disposition des avants permet de laisser au ballon un chemin naturel pour le talonnage qui est effectué par les pieds internes des hommes de premier rang ; le ballon, par suite, doit sortir, sans rencontrer d’obstacle, entre les jambes écartées du centre de deuxième ligne et dans l’espace laissé libre entre les deux hommes de troisième ligne.
La rapidité du talonnage ainsi obtenue, lorsque, bien entendu, l’exécution est parfaite, est la justification du rôle du « winger ». Il serait impossible au demi de mêlée de mettre lui-même le ballon en mêlée et de se reporter derrière elle en temps voulu pour le saisir à sa sortie.
Mais la mise du ballon en mêlée eût été un rôle un peu trop restreint pour un seul joueur. On y a donc ajouté toutes les attributions défensives confiées au demi d’ouverture de la formation galloise, et, quand la possession du ballon est à son camp, le rôle du winger devient des plus délicats et des plus intelligents. Il doit se joindre à l’attaque, là où il croit son secours utile, sans jamais s’interposer dans la combinaison entamée.
Enfin, dans le cas d’une échappée de son demi de mêlée, il est mieux placé que quiconque pour le seconder, et il arrivera même qu’une ligne entière d’attaque sera subitement constituée, grâce à son intervention, sans qu’aucun « cinq-huitième » ou trois-quarts intervienne, uniquement composée du demi de mêlée, du winger et des avants d’aile.
LES CINQ-HUITIEMES
Le winger remplissant donc uns partie des fonctions qui incombaient au demi d’ouverture de la formation galloise, celui-ci devient réellement un trois-quart. Les Zélandais, ainsi en possession de cinq trois-quarts, eurent l’ingénieuse idée de prélever deux de ces joueurs, qu’ils appellent cinq-huitièmes, pour en faire une ligne d’attaque supplémentaire, interposée entre le demi et les trois-quarts.
L’avantage de cette formation est inestimable au point de vue de la variété de combinaisons et de la rapidité de l’attaque. Ces deux hommes, en effet, sont placés presqu’en ligne perpendiculaire à la mêlée derrière le demi. Alors qu’avec la formation galloise, la disposition de la ligne de trois-quarts indique presque fatalement à l’adversaire le chemin que suivra l’attaque, au contraire, avec la disposition zélandaise des cinq-huitièmes il est impossible de savoir s’ils partiront à gauche ou à droite de la mêlée, et ils ont ainsi toute latitude pour concentrer leur effort sur un seul homme de la défense adverse. En outre, ce mouvement d’attaque, si inopiné pour l’adversaire, est fait en pleine vitesse, la passe du demi de mêlée étant faite dans des conditions telles que le cinq-huitième est obligé de la prendre à toute allure.
S’il était possible avec la méthode galloise de pouvoir substituer d’un seul coup un autre joueur au demi d’ouverture, la défense adverse se trouverait fort déroutée. Mais cela ne peut se faire, car un changement préalable de la disposition des joueurs sur le terrain s’imposerait, donnerait l’éveil à l’adversaire et éventerait la mèche.
Ce subterfuge est possible avec les cinq-huitièmes. C’est, en général, le premier qui est l’initiateur du mouvement, et qui organise toute les attaques. Il est donc tout naturellement le point de mire de la défense adverse. Quand il a ainsi bien habitué les adversaires à venir à deux ou trois sur lui, il s’entend avec son compère sans qu’en apparence rien ne puisse trahir leur dessein. Il se met en route absolument comme d’habitude en partant, supposons, vers la droite, et attire sur lui ses opposants ordinaires. Mais ces hommes, accourus pour étouffer dans l’œuf une attaque naissante, se heurtent à un joueur auquel n’est transmis aucun ballon, celui-ci ayant été subrepticement envoyé par le demi de mêlée au second cinq-huitième, qui est parti sur la gauche de la mêlée où se portera tout l’effort de l’attaque, avec, en ligne, le second cinq-huitième, le winger et le trois-quart aile, soit trois hommes contre le trois-quart aile du camp adverse qui seul peut se trouver là, si toutefois il a pensé à défendre cette partie de son terrain.
Je ne puis indiquer ici toutes les combinaisons que permet l’intervention des cinq-huitièmes. Ils sont l’introduction, dans la ligne d’attaque, de l’élément ruse, ruse loyale, bien entendu, qui consiste simplement à tromper l’adversaire continuellement, et, par un bluff licite, à prendre sa vigilance en défaut en le persuadant qu’on fera une chose alors qu’on projette de faire exactement le contraire.
La nécessité d’une entente parfaite entre les joueurs est telle qu’il est indispensable que chacun d’eux connaisse à fond non seulement son jeu, mais aussi celui de ses voisins, pour être prêt à prendre part à toute combinaison mise en route ; il doit pour cela étudier son football d’une façon théorique et raisonnée. L’obligation de cette étude, de la mise d’accord préalable des équipiers entre eux avant la partie, ne peut qu’accroître dans de grandes proportions chez les joueurs la science du jeu : avec l’ancienne méthode chacun se croyait très savant, alors même qu’il ne savait rien, et le jeu allait au hasard avec plus ou moins de réussite à profiter des circonstances ; avec la nouvelle, les joueurs sont mis dans l’obligation de savoir ce qu’ils font et ce qu’ils ont à faire. Les dirigeants, s’appuyant sur l’autorité des auteurs de la méthode peuvent les conseiller sans qu’ils puissent répondre comme autrefois : « Je sais mieux jouer que vous ; je sais ce que j’ai à faire ».
NOUS SERONS PERSÉVÉRANTS !
Dans ce rapide exposé d’un système qui permettrait d’écrire des volumes, j’ai voulu seulement dégager les motifs qui nous ont paru, au Stade Français, militer en faveur d’unie application de la méthode zélandaise ; elle nous a séduits, en résumé, parce qu’elle nous paraît réaliser un progrès considérable dans l’évolution du jeu en accroissant sa rapidité, en amoindrissant sa dureté, en favorisant le développement de la tactique, en donnant aux arrières un jeu varié, et aux avants une tâche moins ingrate et plus intéressante.
Lorsque nous avons pris le parti de substituer cette nouvelle méthode à l’ancienne, nous n’ignorions pas la difficulté que présente son application, car elle exige de chaque homme un entraînement sévère, une étude approfondie de sa place une connaissance impeccable de son métier et un entraînement physique parfait. Nous avons prévu les obstacles qui surgiraient ; nous avons envisagé la besogne ardue et même parfois ingrate que nous nous créions. C’est parce que nous savions ce que nous risquions que nous nous sommes armés d’une persévérance tenace qui fait que les échecs momentanés ne nous rebutent point. C’est parce que nous avons la conviction que la tâche que nous avons assumée uniquement par passion pour notre beau jeu de rugby est de nature à le faire progresser, que nous la poursuivrons jusqu’au bout, au prix des plus grands sacrifices, avec une confiance inébranlable dans le succès. C’est à ce point, que nous faisons apprendre la méthode néo-zélandaise à nos équipes seconde et troisième, et si nous, vieux briscards de quinze ans de football ou plus, ayant abandonné les terrains de football ou sur le point de les quitter, nous n’obtenons pas avec nos éléments actuels la réussite de nos plans, nous aurons la satisfaction de voir la jeune génération justifier nos espérances et nous apporter la récompense de nos efforts en donnant un nouvel essor au rugby français.
CHARLES BEAURIN
« L’Auto » du 10 décembre 1909
Par Gaston LANE (capitaine du Racing Club de France)
L’entraînement de chaque jour. — Le record de la persévérance
Après le remarquable exposé de la méthode néo-zélandaise publié ici même sous la signature de mon camarade Charles Beaurin, l’Auto a cru devoir me demander mon opinion sur cette tactique et les raisons qui nous ont décidé, au Racing Club de France, à rester fidèles à la vieille formation anglaise, — je n’ose encore dire galloise.
Je préférai de beaucoup à cette tâche, soyez-en certain, « plaquer » un trois-quart en vitesse, ou bien encore « coucher le dribbling » d’un robuste avant, mais l’idée est intéressante et originale ; il est toujours utile de discuter publiquement des choses du rugby avec de vieux et loyaux routiers de ce sport, et, ma foi je donne l’exemple ; je m’exécute je deviens pour un jour collaborateur dévoué de l’Auto.
Admirable méthode
Répondant à la première question, je dirais, sans tergiverser, que je suis un admirateur et un partisan fervent de la méthode néo-zélandaise.
Une fois bien comprise et surtout bien exécutée cette méthode extraordinaire doit assurer une supériorité incontestable aux teams qui sont parvenus à l’exécuter parfaitement.
Ce n’est d’ailleurs pas pour cette seule raison — cependant capitale — que je me rallie aux adeptes de cette tactique ; c’est surtout, comme nous l’a si bien dit Ch. Beaurin, pour la netteté du jeu, la rapidité d’exécution et la variété infinie des combinaisons quelle permet aux lignes arrières, tout en donnant aux avants un rôle bien plus intelligent, et, par suite plus intéressant que la formation anglaise, toutes choses qui sont faites non seulement pour enchanter les joueurs, mais aussi pour remplir d’aise les aficionados du rugby qui ne verront plus de ces parties confuses et monotones au possible qui font fuir les nouveaux adeptes du rugby.
Si toutes les équipes pratiquaient cette méthode, nous aurions alors le spectacle du vrai football rugby, tel qu’il devrait être joué : tout d’adresse, de vitesse et d’intelligence, au lieu du jeu fermé et craintif que je qualifierai volontiers de « football de championnat ».
Ayant ainsi fait l’aveu sincère de mon penchant pour la méthode néo-zélandaise, je me sens tout à fait à l’aise pour expliquer pourquoi nous ne l’employons pas au Racing Club de France ; on ne pourra ainsi m’accuser de parti pris ; on verra d’ailleurs, plus loin, que les motifs en sont tout d’intérêt particulier.
Essais infructueux
Je rappellerai tout d’abord que la méthode de sept hommes, plus l’arrière, derrière la mêlée, a déjà été employée en France.
C’est justement le Racing qui l’a inaugurée, il y a deux ans, le jour d’un match de championnat contre le Stade Français ; l’année suivante, le Sporting C.U.F. a repris cette formation, jouant ainsi toute une saison ; à vrai dire, ni le Racing, ni le Sporting n’avaient adopté la vraie tactique zélandaise ; ils s’étaient contenté de quelques réformes en faisant jouer trois demis, l’autre sortait un homme de la mêlée, et le seul rôle de cet homme consistait à mettre le ballon en mêlée et de marquer vigoureusement le demi adverse. Ces deux clubs n’eurent, que je sache, jamais à se plaindre d’avoir essayé ces combinaisons, car elles étaient des plus faciles à pratiquer et n’exigeaient ni étude spéciale, ni conférence, ni d’entraînement rationnel et intensif de toutes les lignes de l’équipe à la fois. Et c’est là où je voulais en venir pour excuser, si j’ose dire, le Racing de ne pas utiliser la magnifique leçon de football que nous donnèrent les « All Black ».
L’entraînement intensif !
L’entraînement ! voilà la pierre d’achoppement pour une équipe française et c’est cependant là que réside tout le secret de la méthode zélandaise étant donné que pour la théorie nous n’avons qu’à compulser le précieux livre que Gallaher nous a légué en partant.
Il est bien admis même par les fanatiques de la méthode néo-zélandaise que la partie hebdomadaire du dimanche ne suffit pas pour inculquer même à des joueurs de grande classe les finesses de cette tactique ; l’entraînement doit avoir lieu plusieurs fois par semaine, de telle façon que le jour du match arrivé les joueurs doivent se placer instinctivement et remplir chacun leur rôle mécaniquement sans avoir besoin de réfléchir ce qui cause le temps d’hésitation fatal qui démolit toute une combinaison péniblement ébauchée. Pour arriver à ce résultat, d’ailleurs indispensable, on voit qu’il ne peut pas être question d’entraînement individuel ou même morcelé ; je déclare donc que pour acquérir parfaitement et jouer utilement la méthode néo-zélandaise il est absolument indispensable de pratiquer au moins deux ou trois fois par semaine l’entraînement de l’équipe au grand complet, faute de quoi jamais le lien ne s’établira entre avants, winger, demis et cinq-huitièmes, et ce serait la faillite du principal avantage de cette formation ; la variété à l’infini des combinaisons dans l’attaque.
Ceci dit — et je ne pense pas avoir de détracteur en affirmant ce qui précède — tous ceux qui connaissent l’amour immodéré des Français en général et des Racingmen en particulier, pour tout ce qui a trait à l’entraînement, comprendront pourquoi nous avons décidé de ne pas nous attaquer à la tâche formidable de réunir plusieurs fois par semaine une trentaine de joueurs. Pour ne pas être accusé de jeter le manche après la cognée j’ajouterai que durant ces dernières saisons mous avons essayé de réunir les joueurs de toutes les équipes du R.C.F. dans un manège une seule fois par semaine et je ne me rappelle pas avoir vu plus de dix équipiers réunis, ce qui, on l’avouera, est un peu maigre lorsque l’on considère que cinq équipes jouent tous les dimanches au club doyen ; cette saison nous avons en plus le privilège peu enviable d’avoir quatre hommes sous les drapeaux ; on conçoit aisément que tout entraînement, journalier et commun est absolument impraticable au R.C.F. C’est donc une question d’intérêt, tout à fait local qui nous empêche d’étudier la méthode des néo-Zélandais, et par suite, de l’appliquer efficacement.
Envie bien justifiée !
J’envie mes camarades stadistes qui, paraît-il, peuvent, eux, s’entraîner en semaine, mais je ne puis m’empêcher d’être quelque peu sceptique en pensant que ces joueurs sont des Français ! Mieux même, des Parisiens, et je doute fort que l’ami Beaurin puisse, à chaque réunion, avoir son équipe au complet.
Tout en lui souhaitant de tout cœur d’avoir ses lignes bien au point... néo-zélandais avant la fin de la saison, je crains qu’i1 n’y parvienne pas.
Le Stade Français possède cependant cette saison dans ses lignes arrières la quantité et même la qualité, à tel point, qu’un fameux trois-quart international, je veux parler de Sagot, est obligé de jouer dans la ligne d’avant, l’occasion faisant le larron. C’est, je crois, cet état de choses qui a tout à fait décidé mes sympathiques rivaux à adopter la méthode des cinq huitièmes, car c’est une formation qu’ils n’auraient certainement pas essayé à l’époque où leurs demis et trois-quarts étaient faiblards en comparaison de leur formidable ligne d’avants ! T’en souviens-tu, Dedet ?
Les Anglais ont déclaré forfait
Les promoteurs de cette innovation au Stade n’ignorent rien de toutes les difficultés que j’ai signalées ci-dessus, et c’est pour cela qu’ils n’en ont que plus de mérite d’essayer une tactique, qui peut leur réserver, en fin de compte, les plus gros déboires, et par suite, les railleries de ceux qui les approuvèrent au début, et cela, non pas à cause de la méthode par elle-même qui, nous en sommes tous persuadés, est excellente, mais par suite d’un manque de mise au point causé par une insuffisance de préparation. Suis-je bon prophète ? Je nie le souhaite pas, car rien ne me cause une plus grande joie que de voir une belle équipe de rugby jouer un jeu impeccable de ses lignes arrières et marquer de beaux essais, nets et indiscutables, fut-ce contre ma propre équipe ; mais si je suis bon prophète, dis-je, le Stade pourra facilement s’en consoler en pensant que la grande équipe de Bedford F.C. a essayé la vraie formation néo-zélandaise d’après Gallaher pendant toute une saison. Ce team comprenait alors plusieurs internationaux, dont Milton et le fameux Basile Mac Lear, que les Parisiens connaissent bien ; l’entraînement fut des plus sérieux et quasi journalier, et, à la fin de la saison, le Bedford Football Club abandonnait la fameuse formation, pour la seule raison, avouèrent-ils eux-mêmes, qu’ils n’y comprenaient encore rien, ou que, tout au moins, ils ne pouvaient la rendre efficace sur le terrain. Aux stadistes donc, de se montrer plus persévérants que ces footballeurs anglais, à seule fin de me prouver qu’il n’est pas absolument nécessaire d’être né en Nouvelle-Zélande, de pratiquer cette méthode depuis l’âge le plus tendre et de s’appeler Gallaher, Abbott, etc., pour jouer utilement avec un winger et des cinq-huitièmes, car, jusqu’à nouvel ordre, je crois qu’il est nécessaire de remplir au moins une de ces trois conditions... surtout la dernière.
Quoi qu’il en soit, dès maintenant, le Stade Français a droit, non pas aux railleries et aux sarcasmes, mais aux félicitations et aux encouragements de tous les sportsmen qui s’intéressent au développement de ce sport, magnifique entre tous, qu’est notre cher football rugby.
GASTON LANE
Site créé par Jean-Luc Friez
Visiteurs connectés : 30